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Santé de la terre: Parole à Jean-Marc Ela

Il se dit qu’incessamment l’encyclique du pape François sur la santé de la terre sera publiée. En attendant cette parole papale, nous avons choisi d’écouter un ancien : le brave camerounais, l’abbé Jean-Marc Ela (1936-2008), d’heureuse mémoire.

C’est dans son livre: Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère[1] qu’il aborde le sujet de la santé de la terre. Ce sujet fait de lui un des pionniers dans les Églises d’Afrique. En effet, dit le père Eloi Messi Metogo, « si l’on excepte quelques théologiens comme Kä Mana et J.- M. Ela, nos pasteurs et nos théologiens n’ont pas encore perçu l’importance du respect et la sauvegarde du milieu naturel »[2].

Le titre du 4e chapitre du livre : « Restituer à l’être humain sa vocation de prêtre de la création », dit la perspective qui est de J.-M. Ela en ce qui concerne la question écologique. C’est une méditation d’un homme de foi en Dieu créateur du ciel et de la terre. Il s’agit, précise Ela, d’« essayer de relire la Bible afin de contribuer à la réflexion sur les rapports entre la foi et l’environnement avec le souci de dialoguer avec la spiritualité africaine telle qu’elle s’exprime dans la vision africaine de l’univers »[3].

Essayons de lire ce chapitre pour écouter ce que J. –M. Ela dit aux Églises d’Afrique. Certes la parole de ce grand homme de Dieu n’est pas une parole d’Évangile. Nous ne manquerons donc pas de poser des questions, à cet homme qu’il convient de classer parmi les « pères de l’Église d’Afrique ».

I. La santé de la terre: un défi mondial

Les conséquences néfastes dues à la détérioration de l’environnement ont dépassé les limites nationales et régionales. De nos jours, la crise de l’eau et de l’arbre ; les catastrophes écologiques qui touchent à l’air, l’eau et la terre, l’émission de gaz à effet de terre … sont devenues une question pour tous. Rares sont les citoyens qui n’entendent parler ou qui ne discutent du trou d’ozone, du réchauffement climatique, de la désertification, de la disparition des espèces, des déchets dangereux, des ordures ménagères ou du saccage de forets, etc[4]. Tout se passe comme si l’environnement était descendu dans la rue.

En Afrique, la question de la bonne santé de la terre revêt des dimensions spécifiques. En plus des enjeux symboliques inhérents à la crise de l’eau et de l’arbre qui plongent dans l’imaginaire social et religieux des individus et des groupes, il convient de relever que sur ce continent, les ressources qui devraient faire vivre les générations d’aujourd’hui et de demain se dégradent, s’érodent ou s’épuisent[5].

Sur ce, les menaces et les inquiétudes que suscite la détérioration de l’environnement interrogent la foi de tout disciple du Christ, révélateur de son Père comme Dieu de l’Univers. Pour les Africains en danger de mort, la question à laquelle ils sont appelés à répondre est celle de savoir que signifie croire en Celui qui « tout fut par Lui, et sans Lui, rien ne fut (Jn 1,3).

À propos des problèmes environnementaux, les Églises du continent ne peuvent pas se limiter à ce que J.- M. Ela appelle « une écologie de l’âme »[6]. Elles sont invitées à adopter une approche du message chrétien qui prenne en compte le rapport à la nature. Il s’agit là de tenir comme exigence évangélique la protection de la beauté du monde qui est en réalité le premier don de Dieu à l’être humain (Gn 1,1 ; Jn1, 1 ; Col 1,6 ; Ps 33, 6-9). Ce qui arrive à la terre aujourd’hui est loin d’être une question purement naturelle. Les désastres écologiques sont la conséquence d’une gestion irresponsable et égoïste de l’Univers et tout ce qu’il renferme. Et dans cette dégradation, ce sont les puissants qui profitent.

II. Un enjeu de pouvoir

Les dangers graves qui pèsent sur l’ensemble de la planète terre ont acquis une dimension internationale. L’avenir de la terre est devenu l’une des priorités des nations[7]. Les catastrophes naturelles qui se sont succédées et les effets néfastes et autres menaces sur la vie humaine dues aux troubles environnementaux qui n’épargnent aucun pays ont été à la base d’une prise de conscience beaucoup plus vive, au niveau international, de la protection de l’environnement et par conséquent celle de toute l’humanité.

Les conférences de Stockholm en 1972, celle de Rio en 1992, celle de la Haye en 2000 pour les hommes politiques, et celle de Bâle organisée par le Conseil Œcuménique des Eglises (COE), ayant pour thème : « justice, paix et sauvegarde de la création »,  du 15 au 21 mai 1989, pour les protestants, les orthodoxes et les catholiques sont l’expression de la volonté des Etats et des Eglises, au niveau mondial, d’engager des initiatives communes en vue de la bonne santé de l’environnement et par conséquent celle des hommes.

Tout en reconnaissant les efforts fournis par les États comme l’adoption « sur papier » d’un modèle économique dit « économie verte » respectueux de l’environnement, la diminution de la pollution, la consommation équilibrée des richesses de la nature, il faut dire que ce qui était une question de vie ou de mort de toute l’humanité s’est transformé en un vaste champ de bataille où les plus puissants font prévaloir leurs intérêts. L’échec du sommet de Copenhague, du 7au 18 Décembre 2009, est une belle illustration de ce que J.-M. Ela appelait déjà un « enjeu de pouvoir ».

À tous ces banquets « des grands », l’Afrique assiste impuissante et se plaît à crier au secours. Dans ce contexte, non seulement le continent africain subit gravement les effets du modèle économique néolibéral non respectueux de l’environnement, mais aussi les grandes régions d’Afrique qui regorgent des richesses convoitées et exploitées par les pays riches et les mêmes régions sont pratiquement condamnées à vivre dans la misère et comme en marge du monde[8].

Par ailleurs, remarquons le cynisme des pays riches qui, ne sachant plus où enterrer les déchets toxiques qui prolifèrent, n’hésitent pas à les transférer clandestinement dans les pays pauvres incapables de résister à l’attrait de l’argent sale[9]. L’Afrique tend même à devenir une véritable poubelle pour les pays riches. Les déchets toxiques déversés en Côte d’Ivoire, il y a quelques années sont là pour désigner ce cynisme des puissants. On peut en dire autant de tous ces produits impropres à la consommation en Occident, mais qui sont vendus aux pays africains, et cela en ayant une conscience tranquille.

On saisit mieux à partir du paradoxe africain - riche potentiellement en ressources naturelles, mais ses habitants croupissent dans la misère- que la problématique environnementale est à situer dans l’axe de rapport entre riches et pauvres. À partir des problèmes d’accès à l’eau potable qui constitue le fardeau quotidien des femmes  dans les régions où le désert avance, nous percevons l’impact des activités humaines sur la dégradation des sols dans un système global où se révèle l’interaction entre la pauvreté, l’injustice et la dégradation des écosystèmes en milieu africain.

Selon J.-M. Ela, les problèmes de la terre ne relèvent pas seulement des luttes sociales et du champ politique. Ils touchent plus profondément l’éthique et le religieux. Qui confesse le Dieu Créateur du ciel et de la terre ne saurait rester sans inquiétude au moment où la création est menacée en Afrique. Pour lui, la recherche d’un christianisme africain doit s’articuler avec les débats actuels sur l’environnement. Les défis environnementaux attendent une reforme de foi ou plus concrètement, il s’agit de voir comment parler de Dieu à partir de l’univers menacé, pollué ou détruit.

III. Le péché contre la terre

C’est Paul Ruzoka, évêque de Cigoma en Tanzanie, qui a utilisé l’expression « péché contre la terre », dans son intervention au synode africain de 1994. J.-M. Ela fait remarquer que dans l’ensemble, les Églises d’Afrique ne sont pas très sensibles au défi de l’environnement. La preuve, il la détient du recensement thématique fait par M. Cheza des interventions des évêques africains dès 1969 à 1992[10]. Selon lui, quand « les évêques d’Afrique parlent » rien ne laisse imaginer un seul instant que les atteintes à la terre soient un enjeu primordial pour les Chrétiens engagés dans le combat pour la justice.

En effet, au synode de 1994, deux ans après le sommet mondial de la terre à Rio, sur deux cents dix interventions en assemblée plénière, deux seulement ont porté explicitement sur l’environnement. C’est dire le peu d’intérêt que les pères synodaux accordaient à ce sujet à l’époque, pourtant d’une actualité brulante. Les deux interventions sont successivement de Mgr Rukoza, Evêque de Cigoma en Tanzanie et Mgr Emmanuel Wamala, archevêque de Kampala. Pour l’évêque tanzanien, la prédication ne peut pas faire fi du sens du péché, en particulier celui du péché social ou structurel.

Ce péché est particulièrement visible dans la dégradation causée à la création par un déboisement incontrôlé, la pollution de l’air et de l’eau. L’injustice faite à la Création est une injustice faite aux générations avenir. Pour l’évêque ougandais, Mgr E.Wamala, la situation précaire du continent oblige à reconnaître la protection de l’environnement comme une préoccupation centrale de la mission des Chrétiens et des Eglises d’Afrique[11].

Ces deux interventions fortes des prélats du continent montrent que la santé de la terre est un des terrains de la mission où le témoigne de l’Église doit devenir crédible. En d’autres termes, aujourd’hui, la mission de l’Église doit être redéfinie à partir du cri de la terre d’Afrique. J.-M. Ela s’étonne de voir que dans l’Exhortation apostolique post-synodale de Jean Paul II sur l’Église en Afrique, le pape ne fait aucune allusion sur « le péché contre la Création » pourtant si visible dans les pays visités par le Pontife romain.

Cependant, il convient de reconnaître que Jean Paul II n’a cessé de prendre position sur les questions d’environnement. Ce thème est présent dans Sollisitudo Rei Socialis n° 34, Centesimus annus n°37-38 et dans son message pour la paix de 1990. Dans ce message, J.- M. Ela dégage trois mises en garde de l’évêque de Rome :a) Il faut prendre davantage conscience que l’on ne peut impunément faire usage de diverses catégories d’êtres vivants ou inanimés, comme on le veut, en fonction de ses propres besoins économiques ; b) Il existe un « caractère limité » des ressources naturelles. Certaines d’entre elles n’étant pas renouvelables comme on le dit ; c) l’industrialisation a toujours plus fréquemment pour effet, direct ou indirect, la contamination de l’environnement avec de grandes conséquences pour la santé de la population[12]

De tout ce qui précède, le point de vue de J.- M. Ela est clair : « le dessein de Dieu pour le salut de l’Afrique ne peut se réaliser sans que ne change en profondeur l’état de l’environnement qui met en lumière une dimension manifeste du péché du monde à travers les régions du continent où aucune promotion humaine n’est possible sans une intégrité préalable de la Création »[13]. C’est à la théologie africaine d’éluder cette question.

IV. Écologie : un défi théologique africain

Selon J.-M. Ela, une réflexion théologique, en milieu africain, sur l’écologie, doit aller au-delà des rêves d’un retour au jardin d’Eden qui alimentent et mobilisent les civilisations en quête d’un paradis perdu et une harmonie oubliée entre l’homme et la nature[14]. Au moment où on a l’impression que la préoccupation écologique tourne à la reviviscence d’un vieux culte de la végétation et de la Terre-Mère[15], ce qu’il y a à découvrir, c’est le sens de la Parole de Dieu sur la Création.

L’urgence de la crise écologique oblige à renouveler la théologie de la Création et son incidence dans la prédication chrétienne. Ce thème fait rarement objet de méditation dans l’annonce de la Parole de Dieu dans les communautés chrétiennes d’Afrique. Face aux assauts dévastateurs des forces  de la mort contre l’environnement, il est urgent de s’interroger sur la dimension écologique de l’Évangile. Au sujet de la Création, le message biblique est clair : tout ce qui existe, existe par la Parole de Dieu, qui à la fin de chaque journée de la création « vit que tout cela était bon » Gn1, 4.12.18. 21. Tout ce qui relève de la Création est un don de Dieu. L’homme ne saurait se comporter en propriétaire absolu et arrogant et en user à sa propre guise. Le respect dû au Dieu Créateur lui impose une attitude responsable quant à la gestion de la terre et tout ce qu’elle renferme. 

Face à l’intégrité de la Création, une attitude de respect authentique est sans cesse requise, selon les belles indications de Saint François d’Assise, dans son célèbre Cantique des créatures. En Afrique, dans une perspective d’inculturation de la foi au Dieu créateur, un dialogue approfondi avec les spiritualités africaines permet de retrouver l’esprit de la terre, de l’air, de l’Eau ou de l’Arbre violé, torturé et exploité à cause de la cupidité humaine. Contrairement au christianisme occidental qui tend à séparer Dieu et l’Univers, en Afrique, à partir de religions africaines où les croyances de la Terre- Mère animent les comportements et les attitudes à l’égard de la nature, la recherche de la vie en équilibre avec l’Univers à partir d’une « vision unitaire du monde » peut féconder la théologie africaine. Selon J.-M. Ela le théologien africain devra soumettre à un nouvel examen ce qu’on a appelé « l’animisme africain » compte tenu des liens que l’homme entretient avec un monde qui parle[16].

Dans cet horizon, la Parole de Dieu est d’une richesse immense. En effet, la Bible se sert des images de la Création pour parler de Dieu. (Ps1, 3 ; 46,4 ; Is27, 3-6 ; 41,17-18 ; Ez16, 9 ; 36,25 ; Jn3, 5 ; 7,37-39 ; Ep5, 26…). Remarquons aussi la réappropriation biblique des quatre éléments primordiaux de l’univers : la terre, l’air, le feu et l’eau. Enfin, observons avec lui, l’importance des réalités de la Création dans la liturgie de l’Eglise. Pensons particulièrement à l’eau, à la lumière, au feu et à la nourriture qi sont chargés de symbole. L’Eucharistie, qui est célébration de la mort et de la résurrection de Jésus de Nazareth, renvoie à la terre à partir des produits du sol et des pratiques de l’alimentation[17]

Toutes ces considérations faites par J.-M. Ela montrent bien qu’une théologie africaine de l’écologie ne manque pas de base scripturaire solide. Faut-il encore qu’on se persuade de cette richesse biblique à propos des maux qui menacent la terre, notre maison commune. Et à propos de ces maux, les peuples d’Afrique sont loin d’être innocents.

V. Le péché africain contre la terre

Le synode des évêques pour l’Afrique de 2009 montre que la question écologique est devenue une question urgente posée à la foi des chrétiens africains. Au fait, dans le contexte actuel de l’Afrique, on ne peut plus parler de Dieu sans être attentif aux cris de ces millions de vies humaines dont l’existence est compromise à cause des menaces dues aux troubles écologiques. Il faut se réjouir de cette prise de conscience. Il reste qu’elle soit accompagnée d’actions concrètes.

En abordant théologiquement la question de l’écologie en contexte africain, Jean-Marc Ela a déblayé un terrain de recherche où beaucoup reste à faire sur le continent. En ce sens, l’encyclique du pape François tombera au bon moment. Il est clair que pour la foi chrétienne, la destruction de l’environnement est contraire à la volonté de Dieu et met en péril l’avenir de l’humanité. Rendre témoignage au Dieu Créateur du Ciel et de la terre en milieu africain où les vies humaines sont menacées de mort, c’est aussi avoir le regard fixé sur toute la « Création qui gémit » (Rm8, 22).

J.-M. Ela dénonce avec raison la cupidité des riches de la terre et pose la question de l’écologie sur l’axe des rapports entre riches et pauvres. On ne l’entend pas assez fustiger le comportement irresponsable et irrespectueux des Africains face à l’environnement. Que dire des ordures et autres objets toxiques jetés en désordre dans des lieux publics par les africains eux-mêmes ? Nos villes sont devenues d’immenses poubelles où pullulent mouches, moustiques, cafards et ras sans que les pouvoirs publics s’en émeuvent.

Les conflits meurtriers, dans plusieurs coins du continent, dus aux problèmes fonciers qui opposent les enfants d’une même famille ou des groupes ethniques différents comme en RDC, au Soudan et au Kenya, témoignent d’un certain rapport à la terre presque idolâtrique qu’il n’est pas exagéré de dénoncer chez les Africains. Une saine théologie africaine de l’écologie ne doit pas passer sous silence cet idolâtrie de la terre.

L’Afrique regorge d’immenses ressources humaines et matérielles et paradoxalement, la misère y prospère. On peut se demander si jusqu’à nos jours les Africains en général et les fidèles du Christ qui sont en Afrique en particulier assument véritablement la mission que le Créateur leur a confié : celle de soumettre la terre et la dominer (Gn1, 28-30)[18]. On n’aimerait entendre notre auteur rappelle aux africains que la terre n’est pas seulement à contempler, mais qu’elle est aussi à transformer pour le bien-être des hommes.

[1] ELA J.-M., Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère, Paris, Karthala, 2003.

[2] MESSI METOGO E., « Aparecida 2007. Un point de vue africain », dans Spiritus, n°193(Décembre2008), p.475.

[3] ELA J.-M., opcit., p.119.

[4] Ibid., p. 119.

[5] Ibid., p. 118

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 119.

[8]Ibid.,p. 120.

[9]  ELA J.-M., ZOA A.-S., Fécondité et migrations africaines : les nouveaux enjeux, Paris, L’harmattan, 2006, p. 31.

[10] ELA J.-M., Repenser la théologie, op. cit.,  p. 121.

[11] Ibid., p. 122.

[12] Ibid., p. 125.

[13] Ibid., p. 124.

[14] Ibid., p. 119.

[15] ELA J.-M., Le Cri de l’homme africain. Questions aux Chrétiens et aux Eglises d’Afrique, Paris, L’Harmattan, 1980, p. 58.

[16] ELA J.-M., Repenser la théologie, op. cit., p. 130.

[17] Ibid., p. 131-132.

[18] Sur l’interprétation correcte de ces deux verbes, voir, GANOCZY A., « Perspectives écologiques dans la doctrine chrétienne de la Création », dans Concilium, n°236(1991), pp.60-61. Cf. aussi, RATZINGER  J., Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, Paris, Fayard, 1986, pp. 42-48.