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Notion de bien commun à l'ère de la globalisation



Tentative de définition

Nous vivons l’ère de la mondialisation qui connaît la survalorisation de l’économique. Le souci du bien commun  s’effrite pour laisser place à la toute puissance du marché qui, croit-on, qu’en s’autorégulant, elle pourra réaliser le bien commun mieux qu’aucun citoyen ne pourrait le faire. 

Dans l’ancienne Europe théocratique, entre  l’Église, les princes et les rois, chacun pensait rechercher le bien commun mais sans l’identifier au bien-être individuel de ses sujets. Le bien commun répondait à l’exigence de privilégier la puissance et la gloire du souverain. Et pourtant, lors que l’Ancien régime institua des contre-pouvoirs et des formes de recours, il a agi dans le sens du bien commun. Le problème qui nous occupe ici est : « comment penser le bien commun dans un contexte où la sphère du politique est dominée par les puissances économiques et financières, au service des intérêts privés ? » Devant une tension entre une administration des affaires publiques envahissante (qui absorbe les activités individuelles) et une revendication à outrance d’autonomie et de liberté individuelles, est-il possible de penser le bien commun ? La  pensée politique contemporaine a adopté une conception à la fois individualiste et utilitariste de l’homme et de la société. Du coup, la notion du bien commun a été édulcorée. Ce qui importe maintenant c’est la croissance économique, le P.I.B, bref, le résultat chiffré. Il suffit d’écouter le ton de Roger Garaudy pour s’en convaincre : « la croissance est le dieu caché de nos sociétés. Ce dieu caché est un dieu cruel : il exige des sacrifices humains[1]. » Désormais les finalités politiques s’expriment en termes de droits individuels fondamentaux, avec comme conséquence que,  la notion de bien commun a été remplacée par celle d’intérêt général, sous-entendu, l’addition et la composition des biens individuels. De ce fait, répondre à la question, « le bien commun suppose-t-il que les citoyens mettent tout en commun ? », revient à tracer tout d’abord le contour de la notion du bien commun, en montrant que les points de vue sont partagés d’après les époques et les personnes. Les grecs eux-mêmes étaient divisés sur cette question ; la preuve en est que, le bien a été substantialisé chez Platon tandis qu’Aristote l’a catégorisé. Le présent travail se propose tout d’abord de tenter la définition du bien commun, ensuite nous dirons succintement ce que Platon et Aristote en pensent ; enfin nous donnerons la position de la doctrine sociale de l’Église Catholique à ce sujet.

1. Le bien commun suppose la Coexistence

Dans un ouvrage au titre très évocateur[2], François Flahault nous apprend que le point de départ du bien commun est l’être et non l’avoir ni l’utile. La nature de l’être humain c’est d’être social au point qu’aucune personne humaine n’a pu venir à l’existence en dehors d’un être à plusieurs. Vivre n’est rien d’autre que, « être parmi les hommes », ainsi,  avoir sa place parmi les autres et jouir d’un bien-être relationnel, telle est pour chacun de nous la première forme de bien[3]. A ce niveau, le bien commun sera l’ensemble de ce qui soutient la coexistence voire l’être même des personnes. Alors, « privé de tout bien commun vécu, notre sentiment d’exister s’estompe et laisse place à l’expérience du rien, angoissante et solitaire [4]». D’après François Flahaut, le bien commun n’est pas à confondre avec les biens communs (biens collectifs) ni aux biens marchands. Les biens marchands ne sont pas gratuits (ils sont vendus ou achetés) et sont produits en quantité définie (l’offre doit être proportionnelle à la demande) ; quant aux biens communs (collectifs), chacun peut y accéder librement et ils ne suscitent pas de rivalité. Il reste en outre que ces biens peuvent être matériels (ex : l’éclairage public) ou immatériel (ex : une langue parlée). La coexistence et l’existence de soi sont à penser dialectiquement parce que, un bien peut être à la fois propre et commun. Ma langue maternelle, tout en étant bien propre, reste aussi bien collectif parce que je la partage avec d’autres personnes. Il arrive parfois que le bien propre se réalise à travers le bien commun. Qu’il nous suffise d’évoquer Platon lui qui exclut complètement chez les futurs dirigeants, la possibilité de bien individuel.

2. Platon et la substance du bien

Dans les écrits de Platon, la notion de bien commun n’est pas conceptualisée comme telle mais chez les grecs généralement, le bien suppose le bien commun d’autant plus que, la cité est l’alpha et l’Omega des individus. Chez Platon, l’idée de bien est commune à tous, le bien est substantialisé. Le bien étant la cause finale de la cité, il est transcendant, il va au-delà de l’être. Le bien est en quelque sorte l’étant suprême en tant qu’il dépasse tout étant, il est au-dessus de tout ce qui est. « L’idée de bien (…) surpasse en beauté (…), la nature du bien doit être regardée comme beaucoup plus précieuse (…), le bien dépasse l’essence en dignité et en puissance » (République, V/ 509a). Étant donné que seul le philosophe est capable de contempler l’idée de bien, il peut légiférer sur la vie publique et sur la vie privée des citoyens en leur disant comment ils doivent vivre dans la cité, usant largement des mensonges et des tromperies pour le bien des gouvernés ou en signe de remède utile(V/459b). Nous nous limiterons à la communauté des femmes et des enfants (cf. Livre V/ 459a-460c). Selon Platon, pour que l’individu réalise le bien commun, il doit être « par et pour » la cité, « pur produit » de celle-ci. La cité est pour lui « source et sommet », en tant qu’elle décide sur sa vie depuis sa conception jusqu’à la mort. C’est pourquoi, dit-il, les gardiens de la cité doivent être arrachés aux liens familiaux et à la propriété privée (ces derniers étant aux antipodes du bien commun), pour se concentrer à la vie de la cité. Dès lors, le lien de parenté n’est plus à penser en rapport avec telle ou telle autre famille particulière, mais avec la cité. La race des gardiens doit être pure, ajoute-t-il, d’autant plus que, « la chose qui vaut mieux pour une cité, c’est de posséder les meilleurs hommes ou les meilleures femmes (456c) » et se sentir enfants de la cité elle-même. Chaque citoyen doit arriver à se dire « ce n’est plus moi qui vit mais c’est la cité qui vit en moi ». Platon est habité par une question pendante, à savoir : « comment produire de bons gardiens qui ne soient ni tyrans ni fainéants ? » C’est en laissant la cité fabriquer les types de citoyens qui lui seront utiles. Pour cela, il convient de s’investir dans la réglementation du mariage, dans la sélection des naissances et dans l’éducation profonde des fils ou filles de la cité. Cette pratique ne va pas sans conséquences. Elle conduit inévitablement à la déliquescence du tissu familial et au reniement de la liberté individuelle. A titre d’exemple, la procréation est soumise à des restrictions telles que, les meilleurs se marient entre-eux (V/460a), la procréation se fait à la fleur de l’âge (25 ans pour la fille et 30 ans pour le garçon). Au-delà de 35 ans plus question de donner des enfants à la cité (V/461a). Les précautions doivent être prises pour que, nul enfant indésiré, « ne voit le jour et s’il en est un qui se fraie de force sa route vers la lumière, (il faut) disposer de lui en tenant bien compte que la cité ne se charge pas de le nourrir » (V/ 461a). Les enfants qui seront nés, ne connaissant pas leurs propres parents ; ils doivent appeler tout homme adulte « père » ou toute femme de la cité « mère ». En plus de cela, les futurs gardiens « ne doivent avoir en propre ni maisons, ni terres, ni aucune autre possession, mais recevant des autres citoyens leur nourriture, comme salaire de la garde, ils la doivent mettre en commun, s’ils veulent être de vrais gardiens » (V/463e). En somme, les femmes conçoivent pour la cité, les enfants nés sont fils ou filles de la cité, les gardiens doivent être complètement rompus au bien de la cité et arrachés au bien individuel ainsi qu’au lien familial. La vision platonicienne du bien est totalisante, car il identifie le bien particulier au bien commun et le bien immanent au bien transcendant.

3. Aristote et le bien selon les catégories

Nous avons dit que pour Platon dans la République, le Noûs, l’intellect a prise sur tout ce qui est, tout ce qui est commun. Pour Aristote par contre, l’intellect est le bien en rapport à la catégorie de substance. Le bien dans la catégorie du lieu c’est l’habitat, dans la catégorie du temps c’est le loisir, dans la catégorie de l’action c’est la justice, dans la catégorie de la passion c’est l’amour, etc. De ce qui précède nous constatons que, le bien au sens aristotélicien ne peut pas être hypostasié ou substantialisé. Les différentes catégories du bien ne sont pas réductibles à la seule substance, n’en déplaise à Platon. Le bien cesse d’être une substance de contemplation pour être immanent d’après les catégories. Aristote insiste sur le caractère éminemment personnel du bien dans l’Éthique à Nicomaque (1096a 25). Le bien ne saurait être quelque chose de commun, de général, encore moins de « Un ». De ce fait, parlera-t-on d’une relativisation du bien chez Aristote ? Ce n’est pas sûr parce que, chaque catégorie a sans doute son propre bien et il n’y a pas de commune mesure entre ces différents biens et pourtant ils ne sont pas opposables. Il vaut mieux les distinguer sans les opposer. Avec Aristote, le bien est à nouveau frais problématisé, immanentisé. Le bien devient à la fois mon problème et notre problème. Comment penser le bonheur alors par rapport au bien ? En effet, le bien aristotélicien est ce à quoi toute chose tombe (1095a/10-15), et pourtant le bonheur peut être collectif ou individuel. De ce fait, ce qui permet d’atteindre le bien c’est la vertu. Par ailleurs, le décalage entre la vertu et le bonheur, soulève des interrogations. Pourquoi certains hommes vertueux ne sont pas pour autant heureux ? Chez Aristote, nous l’avons dit, l’exercice du bien est toujours lié à la notion de contingence. Par conséquent, pour atteindre le souverain bien, la vertu comme passage exigé, devient insuffisante d’autant plus que, l’homme vertueux n’est pas à l’abri des évènements malheureux. Contrairement à Hobbes pour qui, le souverain bien est à exclure parce que si notre désir atteint son terme, il se détruit ; Aristote parle de l’existence du désir qui atteste le souverain bien. Vouloir détruire l’idée de souverain bien c’est lui chercher des substituts, chose que la doctrine de l’Église va recadrer et orienter en parlant de la destination universelle des biens.

4. Le bien commun dans la doctrine sociale de l’Église

Au-delà des aspects « objectivo-particulier et subjectivo-universel » de bien commun, nous pouvons postuler ce que Gaston Fessard appelle « le bien de communion ». Ledit bien admet un chiasme entre la communauté et la personne. Pour cela, la communauté doit se mettre au service de la personne et la personne doit se mettre librement au service de la communauté. Saint Paul faisant allusion à la croix dira, « par elle, le monde est à jamais crucifié pour moi et moi pour le monde » (Ga 6, 14). En effet, d’après la constitution pastorale Gaudium et Spes (1965) du concile Vatican II, le bien commun est « l’ensemble des conditions sociales qui permettent tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection d’une façon totale et aisée (…) il recouvre des droits et des devoirs qui concernent tout le genre humain » (G.S. n. 26). Il insiste sur la vie de tous et de chacun, il suppose à la fois le respect de la personne humaine, lui permet de réaliser sa vocation (être parfait et saint. Eph. 1, 4), le bien-être social (nourriture, vêtement, santé, éducation, etc.) ainsi que le développement intégral (c.-à-d. de tout homme et de tout l’homme comme dira le pape Paul VI dans son encyclique Populorum progressio (1967), n. 14) incluant aussi la paix et la sécurité (cf. CEC. nn. 1906-1909). Le bien commun a pour base la vérité, il doit s’identifier sur la justice, être édifié par la charité et trouver dans la liberté un équilibre toujours plus humain (cf. GS. n. 26). L’autorité recherche le bien commun en usant « des moyens moralement licites » sinon, les lois injustes ne sauraient obliger les consciences. Avec des lois immorales, « l’autorité cesse d’être elle-même et dégénère en oppression » (Pacem in terris (1963), du pape Jean XXIII, n. 51). L’encyclique Mater et Magistra (1961) du même pape renchérit en disant que le bien commun a des exigences au plan national : « donner un emploi au plus grand nombre des travailleurs ; éviter la formation des catégories (…) maintenir une proportion équitable entre salaire et prix (…), éliminer ou réduire les déséquilibres entre secteurs » (MM. n. 79). Le bien commun a également des exigences sur le plan mondial : « éviter toute forme de concurrence déloyale (…), favoriser (…) la collaboration entre économies nationales ; collaborer au développement économique des communautés politiques moins avancées » (MM. n. 80).

Conlusion

En conclusion, le bien commun supposerait chez Platon que les citoyens mettent tout en commun. Le bien selon lui, reste une chasse gardée des seuls philosophes. L’analyse de la communauté des femmes et des enfants nous a permis de démontrer que la cité est l’alpha et l’Omega des citoyens. Elle fabrique des individus selon son désir et décide de l’existence ou de la non-existence de tel fils ou telle fille de la cité. En revanche, nous avons montré avec Aristote que le bien se dit toujours dans une catégorie déterminée. Et le bien est changeant d’après chaque catégorie. Par conséquent, le bien commun hypostasié n’existe pas. Et donc les citoyens ne doivent pas tout mettre en commun. Enfin la position conciliante de l’Église considère que l’agir économique doit intégrer la logique de don et de gratuité ; le bien commun consistera dès lors, dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine. C’est pourquoi le pouvoir public par des lois justes doit veiller à ce que chacun s’acquitte plus aisément de ses tâches ; l’individu étant au service de la communauté et celle-ci au service de ce dernier.

Barthélemy Minani sx



[1] R. GARAUDY, Le projet espérance, Paris, Robert Laffont, 1976, p. 9.

[2] F. FLAHAULT,  Où est passé le bien commun ? Paris, Essais, coll. « mille et une nuits », 253p.

[3] Idem, p. 114.

[4] Idem, p. 116.