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En mémoire de l’auteur de la « théologie sous l’arbre »

« Souvenez-vous de ceux qui vous conduisent, qui vous ont annoncé la parole de Dieu; et considérant quelle a été l'issue de leur vie, imitez, leur foi » (He 13, 7). Ces mots de la lettre aux Hébreux qui allient mémoire et imitation me servent de cadre pour évoquer et invoquer une figure emblématique de la théologie africaine : Jean-Marc Ela[1].

De son vivant, J.-M. Ela a soutenu qu’il faisait de la « théologie sous l’arbre ». L’arbre dont il est question ici est l’arbre à palabre, symbole authentiquement africain de régulation sociopolitique, par le verbe, la parole en groupe. C’est aussi l’arbre de la croix, là où Jésus assume dans sa passion, tout le calvaire de l’homme africain[2]. Cette théologie résulte d’une lecture de la Bible préoccupée de savoir ce qui se dit de Dieu quand les affamés et les exclus se mettent à parler[3]. Pour l’auteur de «  la théologie sous l’arbre » lorsque la Bible est lue à partir des pauvres de la terre, elle dégage un message fondamental : «  face à la domination, la Révélation divine émerge comme une libération de l’homme de toute servitude »[4].

Décédé le 26 Décembre 2008 en exil au Canada pour sauver sa vie de la main des puissants au trône camerounais, l’année prochaine, il réalisera 10 ans depuis qu’il a été rappelé au Père. C’est pour garde vive sa mémoire que je reviens à grands traits à son parcours, afin de dégager les points de sa vie qui peuvent constituer de lignes de repères pour la génération actuelle de chrétiens africains, spécialement ceux-là qui sont engagés dans le service de l’intelligence de la foi.

Le parcours d’un théologien missionnaire

J.-M. Ela a connu un parcours académique et missionnaire exceptionnel. Théologien catholique qui s’est abreuvé aux sources de la pensée du réformateur Martin Luther, il a eu l’audace de soumettre à un libre examen le rapport entre l’homme africain et l’Évangile de Jésus-Christ dans un contexte historique où tout le poids d’occidentalité pèse sur ce rapport. Sociologue et anthropologue, il avait fait de « l’Afrique d’en bas », celle des opprimés, le point de départ de sa réflexion chrétienne. Sa conviction était que la foi au Dieu de la Révélation ne peut pas se vivre et se comprendre abstraitement, d’une manière intemporelle. Car le Dieu de Chrétiens se dit et se laisse trouver dans l’histoire des hommes, avec un penchant prononcé pour les pauvres[5].

Théologien missionnaire à Tokombéré, il avait fait l’option de partager la vie de paysans kirdi de 1971 à 1985, sur les traces de Baba Simon dans les montagnardes du Nord-Cameroun. De ce désir d’approfondissement de la Foi éclairée par la Raison et nourri par  l’engagement concret avec et pour les marginalisés, transparaît chez lui, la logique d’une audace missionnaire ad intra / ad extra – une mission intérieure au Cameroun, mais toujours tournée vers les nouvelles contrées[6]

Alors que le dixième anniversaire de sa mort s’approche, il m’a semblé important de raviver sa mémoire entant que modèle à imiter en ce qui concerne la pratique de la foi chrétienne. L’Afrique subsaharienne se christianise au jour le jour. Entretemps, le tissu social se meurt et se désagrège. Dès lors, comment ne pas prendre au sérieux l’appel de J.-M. Ela à organiser l’intelligence de la foi, la liturgie et les autres pratiques chrétiennes à partir de ce qui est le problème réel des Africains ? Dans un continent où les princes autochtones avec la complicité de « tireurs de ficelles » ne font que s’enrichir en appauvrissant toujours davantage « le peuple d’en bas », comment ne pas raviver la mémoire de cet intellectuel chrétien honnête et cohérent dont le parcours contraste avec la prostitution d’une partie de élites intellectuelles africaines qui ont choisi de brader leur liberté de pensée contre les lentilles servies dans la cour de nombreux Hérodes africains ?.

La mission qui incombe aux Églises d’Afrique à l’heure actuelle nécessite la mobilisation de toutes les énergies. Face aux graves défis des sociétés africaines, aucun chrétien du continent ne saurait rester sans rien faire (Mt 20, 6). Tout le peuple de Dieu qui est en Afrique est invité à y prendre part. De son côté, le théologien africain ou celui qui aspire à le devenir ne saurait se déroger à ce devoir évangélique. C’est donc avant tout, aux théologiens de métier et à ceux en formation que la vie et l’œuvre de Jean-Marc Ela est donnée ici en exemple à imiter.

Jean-Marc Ela, modèle à imiter

La vie et l’œuvre de J.-M. Ela nous servent de cadre pour repenser la mission et la responsabilité du théologien africain en ces temps qui sont les nôtres. Par sa formation académique diversifiée, Ela est un théologien  dont la méthode de recherche se base sur l’interdisciplinarité. Ses solides connaissances  en sociologie, en anthropologie, en économie, en politique, lui ont permis de se prononcer, en tant que théologien, sur des problèmes qu’Ignace Ndongala appelle : « non théologiques »[7].

À l’heure où les enjeux de l’intelligence de la foi en Afrique ne sont plus seulement liés aux problèmes spécifiquement religieux, mais aussi et surtout aux problèmes de société, le théologien africain gagnerait plus en crédibilité en acquérant des connaissances en histoire, en sciences sociales, économiques, politiques…Une telle connaissance diversifiée lui permettrait d’opérer une sorte de « désacralisation et déconfessionnalisation » de la théologie. Ici le théologien africain ne limiterait plus sa science aux questions religieuses et ne parlerait plus seulement à l’Eglise, mais aborderait avec compétence les questions du temps qui se posent à toute la société[8].

Par la profondeur de sa pensée éclairée par la foi, J.-M. Ela plaide pour un christianisme africain qui se soumet aux exigences de la rationalité. D’ailleurs Ela parle de l’urgence d’une pastorale de l’intelligence en Afrique[9]. Au moment où le nombre de chrétiens va  sans cesse croissant, et que les problèmes de pauvreté, d’injustice  attendent urgemment une réponse pertinente de la foi, on imagine mal que le théologien africain ne  passe pas au crible de la raison critique le christianisme africain tel qu’il est vécu au niveau des masses populaires. 

Le père E. Messi Metogo a raison d’affirmer qu’à l’heure actuelle, on observe chez beaucoup de chrétiens africains une démission de la raison et une recherche du merveilleux qui conduisent à la pratique de la magie et au mauvais usage de la prière et des sacrements. Il ajoute que l’ignorance religieuse est pour beaucoup dans la prolifération des sectes et le développement de la crédulité populaire[10]. Dénoncer un tel christianisme n’a rien de pernicieux et prétentieux. C’est là, de la part du théologien africain, honorer son devoir de guetteur (Is 21, 6). Un christianisme qui parle à la fois « au cœur et à la tête » dont Ela s’était fait le chantre, ne serait-il pas un antidote à ce christianisme du bruit qui se repend aujourd’hui en Afrique  et qui, malheureusement, au lieu de réveiller l’Afrique, l’endort ? 

Par sa vie comme compagnon des paysans Kirdi, des jeunes désœuvrés de Melen et des étudiants en quête d’avenir, Ela atteste que faire de la théologie, en contexte de crise, n’est pas avant tout une affaire scolaire, ni un tremplin pour l’élévation à la dignité épiscopale. C’est plutôt un problème d’engagement et de témoignage de vie de foi. Car pour lui, il n’y a pas de confession de la foi sans service du monde, sans responsabilité concrète à l’égard des hommes et de la vie, sans militance accrue[11]. Voilà un appel pressant adressé au théologien africain  à abandonner le confort de son bureau afin de rejoindre le peuple là où il lutte, mu par la conviction de la victoire du Christ crucifié et ressuscité. Faire de la théologie « en état de sortie missionnaire » (Pape François), c’est le défi que l’expérience de J.-M. Ela lance à la jeune génération des théologiens africains.

Par ses  démêlées avec certaines autorités ecclésiastiques, son exil forcé au Canada en 1995 par le long et vieux régime de Mr Paul Biya et sa mort en cette terre d’exil en 2008, Ela montre au théologien africain d’aujourd’hui et de demain le souci de faire de la théologie africaine une théologie prophétique qui ne craint pas de mettre en question aussi bien le prince que le prêtre ou le  lévite de la parabole[12]. Et cela, en mesurant le risque que comporte une posture prophétique car pouvant conduire jusqu’au sacrifice de sa vie. Exercer la fonction critique de la théologie aujourd’hui contraint le théologien africain à avoir la même liberté de parole, à la fois, face aux États et aux Églises du continent. Ce serait un service salutaire sur un continent qui  peine à tourner le dos au reflexe de la pensée unique dont les exemples abondent aussi bien dans les sociétés africaines que dans les Églises.

À la suite du théologien de l’insoumission, le théologien est invité à dénoncer, sans complaisance, la barbarie et le despotisme des nos dirigeants politiques, les mécanismes mis en place par les pays riches pour s’assurer le contrôle et l’exploitation injustes des ressources des pays pauvres. Il ne doit pas non plus se taire sur le comportement des dirigeants ecclésiastiques qui, parfois, par peur de persécution ou par coalition avec les régimes en place moyennant quelques subsides, ont tendance à diluer le message libérateur et subversif de l’Évangile, faisant du christianisme une religion de résignation et de soumission à l’ordre établi.

Les bonnes nouvelles ne manquent pas en Afrique subsaharienne. Même si dans certains pays subsahariens, le peuple s’apparente à l’homme de l’Évangile tombé dans les mains de brigands sur la route de Jérusalem à Jéricho (Lc 10 : 30), le grand miracle est que nous sommes toujours vivants. Mais l’écho de la voix de Jean-Marc Ela, le théologien des opprimés, continue à retentir dans les Églises d’Afrique: « nous sommes dans l’impasse, pourtant en dépit des apparences, nous ne pouvons oublier que l’Afrique espère plus que jamais une réponse des Eglises »[13].

 

[1] Pour sa vie et son œuvre, cf. ASSOGBA Y., Jean-Marc Ela, le sociologue et le théologien africain en boubou. Entretiens, Paris, L’harmattan, 1999 ; NDONGALA I., « Jean-Marc Ela (1936-2008) ou  le bonheur de faire ‘la théologie sous l’arbre’ », dans NRT, n°131 (2009), p. 557-569 et ATANGANA D-E., « Jean-Marc Ela: ‘Le sociologue et théologien africain en boubou’ se raconte », dans Annales de l’ETSC, n°5(1999), p. 349-361.

[2] ASSOGBAY., op. cit., p. 99.

[3]  ELA J.-M.,   Ma foi d’Africain. Préface d’Achille Mbembe. Postface de Vincent Cosmao, Paris, Karthala, 1985, p. 163.

[4] Ibid., p. 161.

[5] ELA J.-M., Le cri de l’homme africain. Questions aux Chrétiens et aux Eglises d’Afriques, Paris, Karthala, 1980, p.40.

[6] NDI - OKALA J.-M., « En hommage à Jean-Marc Ela : le prêtre et le théologien », dans Annales de l’ETSC, n°22(2008), p. 174.

[7] NDONGALA I., art. cit., p. 564.

[8] Art.cit., p. 559.

[9] MESSI METOGO E., « Aparecida 2007, un point de vue africain », dans Spiritus, n°193(Décembre 2008), p. 474.

[10] MESSI METOGO E., Dieu peut-il mourir en Afrique ? Essai sur l’indifférence religieuse et l’incroyance en Afrique noire, Paris / Yaoundé, Karthala – UCAC, 1997, p. 205-206.

[11] ELA J.-M., Ma foi d’Africain, op. cit., p. 164.

[12] Cf. ELA J.-M., Repenser la théologie africaine, op. cit., p. 122.

[13] ELA J.-M., Cf. ELA J.-M., Le message de Jean-Baptiste. De la conversion à la réforme dans les Eglises africaines, Yaoundé / Nairobi / Lomé, Editions Clé / Haho / CETA, 1992, p. 68.