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Dans une situation de confusion politique comme celle qui prévaut actuellement en RD Congo, quelle doit être la contribution de l’Église afin que règne la paix et la justice ? Jouer le rôle de médiateur entre le régime en place et l’opposition ? Dénoncer les manquements des hommes politiques  moyennant les lettres pastorales? Faire du lobbying auprès de grandes puissances et des institutions internationales ?

Dans l’histoire récente de la RDC, les trois options ont été choyées par la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO), l’instance hiérarchique de l’Église catholique. Les résultats d’un tel choix sont mitigés et ont conduit à un conflit des interprétations. Pour certains, la CENCO a joué le jeu du régime en place, premier responsable du chaos qui prévaut actuellement au pays. Pour d’autres, elle a été prophétique. Car son action a évité le pire au pays et a contribué à la conscientisation du peuple.

Trouver la forme appropriée pour l’engagement politique de l’Église demeure un test délicat. Car il s’agit de penser une mission de l’Église, laquelle doit se situer entre un engagement immédiat en politique- qui ne relève pas de la compétence directe de l’Église- et le risque du  repli ou l’évasion possible dans des théories théologiques et spirituelles ; celles-ci risquant de constituer une fuite face à la responsabilité concrète de l’Eglise dans l’histoire humaine. (Second synode des évêques pour l’Afrique, n°17).

Le 29 Octobre 1996 a été assassiné, à Bukavu, l’archevêque Christophe Munzihirwa. Sa vie a été supprimée  car son engagement pour la paix et la justice dans la région de Grands Lacs africains constituait une menace pour les soi-disant libérateurs de l’époque. 21 ans après, les faits lui ont donné raison. Le drame humain qu’il dénonçait a eu lieu et continue d’être mis en exécution, dans toute la région de Grands Lacs africains, par les forces internes et externes de la RDC, sous le regard apathique des puissants de ce monde ; qu’incarne la mission des Nations Unies en RDC.

Alors que l’Église catholique est de plus en plus sollicitée pour incarner la figure du « prédicateur de la synagogue de Nazareth » (Lc 4, 16-21), je souhaite « évoquer et invoquer », en signe d’hommage et de vénération, le martyre de Mgr Munzihirwa comme une forme appropriée de la politique de l’Église en RDC car une telle politique identifie plus l’Église à Celui qui a appelé ses disciples à le suivre sur le Chemin de la croix (Mt 16, 24-25), la voie qui mène à la résurrection.

Sans aucun doute, le martyre, le don total de la vie par une mort brutale a été le couronnement de tout l’engagement de Munzihirwa. Ainsi, il s’est inscrit dans la longue lignée des « chrétiens décidés » pour qui, suivre Jésus, être témoin de la foi, c’était témoigner jusqu’à mourir[1]. Il a vécu l’imitation du Christ allant de la suite du Christ pauvre au Christ engagé pour la cause des exclus et marginalisés jusqu’au Christ souffrant et mort sur la croix.

En effet, ceux qui ont connu l’ancien archevêque de Bukavu évoque de lui l’image d’un prince de l’Église pauvre jusque dans les petits détails de sa vie : sans protocole, habillement simple, moyen de transport modeste…En aucune manière, le fait d’être évêque n’a été pour lui  l’occasion de s’enrichir ou d’enrichir les siens. Sa figure contraste ainsi avec l’image devenue vulgaire dans les Églises d’Afrique selon laquelle être évêque ou prêtre rime avec honneurs, cour de serviteurs et servantes, ‘dolce vita’, déplacement en grosses cylindrées…

Certes, les moyens de déplacement coûteux dont disposent les hommes et femmes d’Églises d’Afrique peuvent se justifier, par exemple, par les besoins de la mission. Mais ce sont les mêmes moyens dont se servent ceux-là qui pillent et causent la mort des innocents en Afrique. Dans un tel contexte, comment distinguer ceux qui ont choisi de vivre la pauvreté dans liberté et les élites dirigeantes dont les pasteurs d’âme en Afrique ne cessent de dénoncer les agissements ?

« Mzee », signifiant l’« Ancien » en langue swahili, est aussi évoqué comme un homme libre. Son sens élevé de la liberté de parole le poussait à s’adresser, sans langue de bois, aux autorités locales et internationales pour défendre la dignité de tous et surtout de plus marginalisés. Ses différentes interpellations aux autorités locales et étrangères sont un témoignage éloquent. On se rappellera de sa lettre du 15 mai 1995, adressée à Boutros Boutros Ghali, alors secrétaire de l’ONU et Jimmy Carter, ancien président des USA où il dénonçait le silence complice de la communauté internationale face au drame des refugiés et où il invitait les hommes de bonne volonté à agir vite pour sauver la vie de ces gens jetés sur les routes. Il n’y a aucun doute que ses positions claires pour dénoncer les injustices et les massacres des innocents ont été parmi les motifs immédiats qui ont conduit ses assassins locaux avec la bénédiction « des tireurs des ficelles » à supprimer cette voix de sans voix.

Comme « Mzee » la hiérarchie catholique en RDC n’a cessé de plaidoyer pour la cause des innocents et des faibles. Les rencontres de la CENCO avec le président sortant Kabila, avec ses opposants et avec les représentants des institutions internationales s’inscrivent dans cette optique. Leurs déclarations et leurs lettres pastorales sont beaucoup de fois saluées comme courageuses. En ce sens on ne peut que les louer.

Mais comment minimiser l’appât du gain matériel et symbolique lié à une telle mission de bons offices ? Il n’est pas évident que la parole de nos pasteurs est parfois monnayée. Toutefois, en face d’une classe politique sans scrupule, il est difficile d’imaginer une parole d’Église libre de toute influence pour dénoncer les agissements des dirigeants politiques alors qu’au même moment on recourt à eux pour se payer un véhicule, pour sponsoriser les constructions des édifices religieux, l’organisation des fêtes et de pèlerinages… 

Il en est de même des rapports des hommes et femmes d’Église d’Afrique avec les traditionnels bailleurs fonds. Il n’est un secret pour personne que les œuvres de la mission en Afrique bénéficient de la générosité de mêmes agences internationales qui assistent nos États corrompus. Profitant d’une aide qualifiée de « fatale » (Dambisa Moyo) pour les besoins de la mission et les siens propres, quel message aurions-nous pour tant de nations et d’hommes d’Afrique qui ont prostitué leur indépendance de la même manière et pour des raisons analogues[2], se demandait déjà avec raison, le camerounais F. Eboussi Boulaga ?

Munzihirwa a fini sa course par le martyre; un signe évident que sa personne physique, morale et spirituelle dérangeait. Les différentes images, tout sourire, des hommes d’Église en compagnie des tenants du pouvoir politique et financier de nos États que charrient les médias relèvent une sorte d’accommodation qui arrange ceux-là qui tuent et entretiennent la mort des simples en Afrique. Delà, il ne faudrait pas prier pour avoir d’autres pasteurs ou des fidèles laïcs martyrs. Le martyre évoque la mort. Et la mort n’est une bonne nouvelle pour personne. Et aussi, on ne peut perdre de vue que le martyre ne se prêche pas. Il n’est pas une valeur en soi. On n’y incite personne ni soi-même. Mais on y est conduit par la logique du devoir et du respect de soi, de l’obligation morale[3].

Le vœu formulé ici est de voir surgir dans nos Églises d’autres figures comme Munzihirwa, avec un sens élevé d’abnégation et d’oubli de soi, capable de se déposséder (Ph 2, 6-8), à la manière du Christ, en vue du bien de tous. Une telle figure indiquerait de manière claire à quoi ressembler la politique des disciples du Christ, lequel est venu pour servir et se donner en rançon pour une multitude (Mc 10, 45).

L’Église catholique de Bukavu a ouvert officiellement le procès canonique de béatification de « Mzee ». Elle sollicite que l’Église universelle le présente à tous les fidèles du Christ comme modèle, surtout en cette vie de cohérence qui allie paroles et actions. Lorsque sa sainteté de vie sera reconnue- espérons le plus tôt possible, Munzihirwa constituera une voie royale d’accès à Jésus,  pour parler comme H. U. V. Balthasar. Dès lors, il sera compté parmi ceux-là que J. Ratzinger appelle la véritable majorité décisive d’après laquelle nous nous orientons. C’est cette majorité, dit-il, qui décide du chemin de l’Église et de sa mission. Si nous la suivons, ajoute-t-il, nous marchons sur des routes sûres et sécurisées[4]

Alors que l’Église catholique qui est en Afrique en général et en RDC en particulier est en passe de trouver une voie politique appropriée, il y a de quoi « invoquer » Mzee Munzihirwa qu’il lui indique ; nous indique, le chemin à suivre. Sa vie rappelle que la politique de l’Église ne consiste pas prioritairement à influencer les institutions politiques, moyennant la médiation, les déclarations et le lobbying. Mais qu’elle consiste à vivre comme le Christ. Car c’est cette vie d’imitation du Christ qui hâte l’avènement d’une terre nouvelle et un ciel nouveau ; l’avènement du Jour de Dieu. Le jour où Dieu lui - même établira sa demeure parmi les hommes. Le jour où Dieu où il essuiera toute larme de leurs yeux ; où il n’y aura plus de mort, de deuil, ni de cri de souffrance…Le jour où Dieu fera toutes choses nouvelles (Ap 21, 1. 2 - 5).  



[1] BERNARD SESBOÜÉ, L’Évangile et la Tradition, Paris, Bayard, 2008. Chapitre 6 : Le langage vécu ou le dynamisme de l’Évangile : l’Évangile des saints, p. 135.

[2] FABIEN EBOUSSI BOULAGA, « Pour une catholicité africaine : Étapes et Organisation », dans Civilisation noire et Église Catholique, Colloque d’Abidjan (12-17/09/1977), Paris, Présence Africaine, 1978, p. 345.

[3] FABIEN EBOUSSI BOULAGA, À Contretemps. L’enjeu de Dieu en Afrique, Paris, Karthala, 1991, p. 89.

[4] RATZINGER J., Appelés à la communion. Comprendre l’Église aujourd’hui, Paris, Fayard, 1993, p. 134.