Skip to main content

Publié en 1956, le roman de Mongo Beti, Le Pauvre Christ de Bomba[1], demeure, en Afrique noire francophone, la critique du christianisme la plus poignante. Avec génie, son auteur y aborde tour à tour, la problématique de la présence du Christ en Afrique noire, l’ambigüité de l’action missionnaire, la question de l’universalité du message chrétien (cf. texte de 4e de couverture). 

1. Des lectures possibles

Ce roman fascinant a donné lieu à plusieurs lectures. Qu’il suffise ici d’en rappeler deux: une de portée éthico-théologique et l’autre politique. En effet, dans sa contribution à l’ouvrage collectif : Chemins de la Christologie africaine[2], Eloi Messi Metogo traite de la ‘personne du Christ dans l’œuvre de Mongo Beti’. C’est ainsi qu’il est porté à relire le « Pauvre Christ de Bomba ». Il y scrute le personnage principal qu’est le Révérend Père Supérieur Drumont, dénommé, Révérend Père Supérieur (R.P.S.).

Constatant l’incapacité du brave missionnaire à saisir les coutumes, les us et les mœurs du lieu où il a pour mission d’annoncer l’Évangile, Messi Metogo arrive à questionner la véracité de la prétendue communion de vie qui devrait exister entre le missionnaire et les destinataires de l’Évangile. Symboliquement, la distance géographique qui sépare le presbytère du reste du village désigne cet écart entre le monde du missionnaire et celui de ses ouailles. D’où cette intrigue toujours actuelle : «  Combien de presbytères sont encore situés à l’écart des villages, véritables îlots de bien-être dans un océan de misère et de détresse ? »[3]

La prédication du R. P. S. est aussi passée au crible. Il y ressort qu’elle est trop centrée sur les tabous sexuels. Certes l’Évangile a vocation d’éclairer l’éthique sexuelle. Mais de là, à réduire la prédication aux ‘cas irréguliers’ : (concubinages, rapports sexuels pré-matrimoniaux, polygamie…), on confond la Bonne Nouvelle dont est porteuse l’Évangile avec la morale sexuelle des interdits. Sur le plan de l’éthique individuelle, le dominicain camerounais alerte sur le risque qu’encourent des sermons comme ceux du R. P. S. : « détruire la joie de vivre en ne laissant le choix qu’entre la frustration et la vulgarité ; le risque aussi d’étriquer la notion du péché et de favoriser l’irresponsabilité sociale et politique des chrétiens »[4]

Si la lecture du Roman que fait le père Messi Metogo est d’orientation éthico-théologique, celle de Pius Ngandu Nkashama[5] revêt une perspective politique. Comme on le lit dans les propos du jeune administrateur Vidal dans sa conversation avec le R. P. S : « Il suffirait que nos bantous comprennent que notre civilisation, à laquelle ils aspirent tant, ce n’est pas seulement les bicyclettes, les machines à coudre, c’est surtout notre christianisme »[6].

Le lien entre la colonisation et l’évangélisation a souvent été décriée. Dans Le Pauvre Christ de Bomba, il est médiatisé par le rapport du missionnaire (R. P. S.) et l’administrateur civil, Mr. Vidal. On saisit ainsi les propos sévères du camerounais Fabien Eboussi Boulaga: « L’évangélisation ne se sépare pas de la colonisation. Pour différentes l’une et de l’autre qu’elles soient, elles ne s’opposent pas, elles s’accordent même sur la tâche de redressement de l’homme arriéré et déchu. L’évangélisation et la colonisation ne se distinguent que comme deux faces d’une même pièce de monnaie »[7]. Ce débat est certes derrière nous. Mais il invite à rester vigilant. Car le danger de confondre mission et civilisation est toujours possible. Ou bien celui d’un « Césaro-papisme à l’africaine » que dénote un rapport ambigu entre les Hommes de Dieu et les détenteurs du pouvoir politique et économique en Afrique.  

2. L’autre face du Roman

Au-delà du procès du christianisme qui apparaît dans Le Pauvre Christ de Bomba, le Roman ne cache-t-il pas un autre visage à même d’inspirer les hérauts de l’évangélisation de l’Afrique d’aujourd’hui ? Oui, « l’autre face » du Roman, se lit dans la figure charismatique du R. P. S.

Homme nerveux, mélancolique, si sombre si triste…qu’il fait pitié[8] à son ‘mission boy’, Denis, le R. P. S. pourtant intrigue. Personnage paradoxal, il est confondu, à cause de son physique avec Jésus[9]. En même temps, son tempérament lui vaut le dénie de son statut d’envoyé de Dieu : « Qu’est-ce que Zacharie peut bien voir dans le R. P. S ? Un constructeur ?...Un homme d’affaires…Mais certainement pas le représentant de Dieu »[10].

Par ailleurs, contrairement au père Le Guen, jeune missionnaire inexpérimenté, le R. P. S. est un travailleur infatigable. À cause de tout cela, tout le monde l’admire, même les païens. Car avant son arrivée, Bomba n’avait d’une mission que de nom…Dès son arrivée, il se mit au travail[11].

Apôtre zélé, il visite tous les postes de la mission, à pieds, à vélos, en pirogue…Pour utiliser un vocabulaire en vogue dans la pastorale aujourd’hui, on dirait du R. P. S qu’il est un vrai missionnaire de la périphérie. Lors de ses visites pastorales, il rencontre les malades du village, entre dans les cases de gens, il parle de Dieu, de la vie éternelle, des histoires             de confesse, de communion…même si tout cela ne foute rien à ses ouailles dont la préoccupation est l’argent : « L’argent, l’argent…ça, c’est le grand problème de la vie, mon pote. Mais ouvre les yeux et regarde autour de toi… », dit le cuisinier Zacharie au jeune Denis[12].

Fatigues, insuccès et incompréhensions n’empêchent pas le R. P. S. de dire son bréviaire et cela lui prend beaucoup de temps, reconnaît l’enfant de chœur Denis qui l’observe[13]. Homme de prière, missionnaire enthousiaste qui voulait convertir tout le monde au Christ, le R.P.S. finit sa mission sans succès. Au finish, la grande mission de Bomba est en ruine: « plus d’écoles, plus de Sixa, plus de personnel, plus de mission, plus rien…Bomba, le vrai Bomba, la mission catholique, n’existe plus : plus de personne dedans, excepté les deux prêtres, le cuisinier adjoint et le mission boy »[14]. Et son départ se conclut sur note plus que décevante : « Le R. P. S. est parti et nous ne le verrons certainement plus jamais. Au fait, qu’est-ce qu’il reviendrait faire ici ? Pourquoi reviendrait-il ? Nous l’avons si peu aimé…Comme s’il n’était pas des nôtres…Parce qu’il n’était pas des nôtres… »[15].

3. Personnage pourtant beau et instructif

Une fin sans issue. C’est ainsi que Mongo Beti dépeint la mission chrétienne en Afrique sous la forme de la fiction et de l’hyperbole. Certes l’œuvre de l’évangélisation est plus que la mésaventure du R. P. S. Elle est le récit des rencontres, des amitiés nouées et reçues, des surprises heureuses et bien sûr des défaites et des insuccès. La fin apparemment tragique de la mission de Bomba et son mentor R. P. S. dit pourtant une vérité de la mission chrétienne : le succès n’est pas un critère d’évaluation de l’œuvre de la mission. Et cette vérité convie à une attitude permanente de conversion de la part du missionnaire, lequel est sans cesse sommé d’apprendre ce que signifie être l’envoyé du Messie Crucifié (1 Cor 1, 23)

Le mois de septembre marque le début de l’année pastorale. En temps normal, les agents pastoraux s’interrogent sur ce qu’ils auront à faire et comment le faire durant toute l’année pastorale. Pour ce faire, ‘l’autre face’ du R. P. S. est instructive. Malgré son zèle peu éclairé et un certain complexe du sauveur que dénote son attitude pastorale, le R. P. S. est un homme adonné totalement « aux choses de Dieu ». Il parle de Dieu, prie et célèbre les sacrements. Il va à la rencontre des gens. Il visite les malades...

Au moment où on parle toujours plus de la « conversion missionnaire et pastorale de l’Église » (La joie de l’Évangile, n°25), y aurait-il meilleur cahier des charges pastorales que celui-ci du brave R. P. S.? Mongo Beti avait peut-être raison lorsqu’il disait de lui, au début du Roman : « De mémoire d’africain, il n’y a jamais eu de Révérend Père Supérieur Drumont ; il n’y en aura probablement jamais, autant du moins que je connaisse mon Afrique natale : ce serait trop beau »[16].



[1][1] Paris, Présence africaine, 1956.

[2] Paris, Desclée, (coll. Jésus et Jésus-Christ, n°25), 1986.

[3] ElOI MESSI METOGO, « La personne du Christ dans l’œuvre de Mongo Beti », dans Chemins de la Christologie africaine, op. cit., p. 66.

[4] Ibid.

[5] PIUS NGANDU NKASHAMA, « L’image de Jésus-Christ dans les littératures africaines », dans Chemins de la Christologie africaine, Nouvelle édition, revue et complétée, Paris, Desclée (coll. Jésus et Jésus-Christ, n°25), pp. 43-77.

[6] Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 61, cité aussi par PIUS NGANDU NKASHAMA, p. 59.

[7] FABIEN EBOUSSI BOULA, Christianisme sans fétiche. Révélation et domination, Paris, Présence africaine, 1981, p. 27.

[8] Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 82.

[9] Ibid., p. 11.

[10] Ibid., p. 29.

[11] Ibid., p. 29-30.

[12] Ibid., p. 36.

[13] Ibid., p. 65.

[14] Ibid., p.315.

[15] Ibid., p. 345.

[16] Ibid., p.8.