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Le mal, cette croix de tous les jours



Il y a une véritable difficulté, voire une impossibilité à parler du mal. Le propre du mal est qu’il ne se montre pas même quand on pense le voir. Le mal se dissimule, il se retire au point que le mal en face n’est jamais la face du mal. Qu’est-ce que le mal ? Qui peut nous le définir ?

Et pourtant, quelle évocation plus familière et plus classique dans nos conversations de tous les jours ? Nous le comprenons bien quand autrui en parle. Nous connaissons sa signification quand nous en parlons nous-mêmes.  Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un pose la question et que je tente d’expliquer, je ne sais plus. Quel est finalement le statut du mal si sa définition est de ne pas être définissable et si son être est de ne pas être ? Ce n’est pas parce qu’on voit le mal partout, qu’on voit réellement le mal. Et ce n’est pas parce qu’on en parle trop, qu’on sait ce qu’on dit, quand on dit « le mal, ça fait mal, mauvais ». La plupart de fois, les hommes parlent du mal pour dénoncer quelque chose qu’ils subissent injustement, illégalement et donc le mal vient toujours d’ailleurs. Si nous ne sommes pas les auteurs du mal, alors il faut chercher le coupable, l’auteur et facilement on tombe sur Dieu. C’est alors que des questions fusent de partout : Pourquoi il y a tant de mal dans le monde ? Pourquoi l’homme est-il si méchant ? Pourquoi Dieu a-t-il toléré le mal dans le monde ? Lactance, un philosophe chrétien du 3e s ap. Jc dit : « Si Dieu veut supprimer le mal et ne peut le faire, c’est qu’il n’est pas tout-puissant, ce qui est contradictoire. S’il le peut et ne le veut pas, c’est qu’il ne nous aime pas, ce qui est également contradictoire. S’il ne le peut ni ne le veut, c’est qu’il n’a ni puissance ni amour et qu’il n’est donc pas Dieu ». Nous aborderons cette question en terme de Quid(qui fait le mal, l’auteur du mal), Quis ? (Qui es celui qui dit que le mal fait mal), Comodo ?(comment, de quelle manière).

1.     De l’oubli du mal à « l’oubli de  l’oubli »

Nous commencerons par le diagnostique ontothéologique de la question du mal. L’ontothéologie chez Heidegger C’est l’oubli de l’être au bénéfice de l’étant suprême. En ce qui nous concerne, il s’agit de l’oubli du mal au bénéfice de ses manifestations. C’est pourquoi la question qui nous préoccupe demande une heuristique rigoureuse (dont nous ne sommes pas à la hauteur). L’oubli du mal est plus grave que l’oubli de l’être parce que l’oubli du mal est congénital au mal. En effet, il existe deux sortes d’oubli : D’abord l’oubli de la chose connue. Quand bien même on oublierait, la chose resterait présente sur le plan de l’imagination, de l’anticipation. Quand une chose est oubliée alors qu’elle était connue, elle reste tout de même présente dans la mémoire comme image. Le mal dont on parle tant, est-il vraiment connu ? Comment expliquer que la chose la plus populaire, la plus présente sur nos lèvres soit la moins connue ? On se rappellera que le grand péché du peuple d’Israël c’est l’oubli. Ensuite, il y a le deuxième type d’oubli que j’appelle « l’oubli de l’oubli ». Il arrive comme souvent, que non seulement on oublie la chose, mais pire encore, on oublie qu’on a oublié. Le propre du mal, ne serait-il pas de nous faire entrer dans l’oubli de l’oubli ? Avec ce dernier, la question du mal ne se pose même plus ; on n’arrive plus à distinguer le bien du mal. On pense comme Nietzche « par-delà bien et mal ». Dès lors, que faire pour sortir la question du mal de son sommeil dogmatique ?

2.     De la déresponsabilité à l’irresponsabilité devant le mal

Comme dit Bernanos, « la logique du mal est stricte comme l’Enfer : le diable est le plus grand des logiciens – ou peut-être, qui sait ? la logique même ». En effet, le mal comme problème, voire, comme scandale masque une évidence plus secrète : lorsque nous débattons le plus honnêtement possible du mal, nous l’abordons comme une anomalie dont nous restons soit les observateurs, soit les victimes. C’est pourquoi, nous désignons d’emblée le coupable, faute de quoi, nous serions, nous, le coupable sans cesse pris en flagrant délit. Le problème ou le scandale du mal concerne d’abord l’homme mauvais. Notre acharnement à le rapporter à Dieu confirme bien que nous connaissons cet homme-là. Personne ne veut se reconnaître à l’origine du mal, qu’en dit Genèse ?

Au commencement était le mal dont l’homme est à l’origine. Revoyons le récit génésiaque de Caïn et Abel. « Yahvé dit à Caïn : où est ton frère Abel ? Il répondit : je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9). En niant son implication dans le mal, Caïn pèche deux fois. Au meurtre de son frère, il ajoute le mensonge, c'est-à-dire la prétention à se justifier devant la sainteté de Dieu. Il pèche contre son frère et donc contre Dieu qui l’avait créé ; ensuite directement contre Dieu en se dérobant à sa sainteté. Par ce mensonge, Caïn accomplit  pour lui le paradigme du mal.

Tournons-nous ensuite vers le récit yahviste de la chute de l’homme. Entre l’homme, la femme et le serpent, personne ne veut reconnaître son mal. « …l’homme répondit : c’est la femme que tu as mise à côté de moi qui m’a donné du fruit de l’arbre et j’ai mangé. Yahvé dit à la femme : Qu’as-tu fait là ? et la femme lui répondit : c’est le serpent qui m’a séduite et j’ai mangé » (Gn 3, 12). A la suite de ces deux récits nous constatons que, l’homme veut toujours s’innocenter, se disculper devant la question du mal. Et cela ne fait qu’aggraver et perpétuer le mal. Que faire alors pour diminuer si pas freiner le mal ? Il suffit de voir le mal comme mal. Cesser de voir le mal comme problème ou comme scandale. Puisque cela parle du mal en général. Le mal c’est mon problème, le mal c’est mon scandale. Le mal commis ou subi par les autres ne me terrorise qu’à la mesure où, d’abord me terrorise mon propre désir du mal. Paul Ricœur dit, « le mal c’est ce qui me fait mal », donc je ne peux parler du mal qu’à la première personne. Je suis moi-même à la fois l’avocat et l’accusé devant la question du mal. La meilleure façon de combattre le mal c’est de combattre d’abord son mal et cesser de mettre Dieu au band des accusés.

3.     L’impuissance de Dieu devant le mal

Le 1e novembre 1755, fête de la Toussaint, a eu lieu à Lisbonne au Portugal un tremblement de terre qui a fait plus de 60.000 morts. La plupart des victimes étaient rassemblées à l’Église en train de prier quand à 9h 30, les églises se sont effondrées suite au séisme d’une magnitude de 9 à l’échelle de Richter. Nombreux philosophes et théologiens vont se pencher sur la question du mal. Beaucoup comme Voltaire et Rousseau vont se demander « pourquoi Dieu n’a pas pu protéger les chrétiens qui étaient réunis à l’église » au moment du cataclysme. Le philosophe Leibniz dans sa théodicée( doctrine philosophique qui consiste à justifier Dieu  de tout mal car il est la source du bien et à chercher la cause du mal ailleurs) va distinguer trois sortes de maux. Le mal physique à l’exemple de la douleur, la souffrance, le mal moral à l’exemple du péché et le mal métaphysique (qui est une imperfection dans la nature). La conception judéo-chrétienne de l’époque était que, le mal physique et métaphysique était la conséquence du mal moral. En d’autres termes, les catastrophes (séisme, tsunami, etc.) ou encore la souffrance, la maladie étaient dus aux péchés des hommes. Avec le tremblement de Lisbonne, toute théodicée deviendra intenable, voire, impossible. On va progressivement déconnecter le mal physique et métaphysique du mal moral. En les déconnectant l’homme s’est complètement désengagé dans le mal. Ne se sentant plus responsable du mal, sa déresponsabilité va se changer en  irresponsabilité et cela n’a fait que fortifier le mal.

Le philosophe Hans Jonas(Cf. le principe responsabilité, Paris, Ed. Cerf, 1990Préface de Jean Greisch) nous apprend que le tort du peuple juif est d’avoir développé une théologie de la main forte. Leur Dieu est capable d’intervenir dans l’histoire des hommes pour tout réguler. Cela pose bien évidemment la question de la liberté des hommes. La parole de Dieu EL-CHADAI a été traduite par « je suis le Dieu tout puissant ». La Septante préférera le mot Pentacrator(celui qui tient tout). Pour Hans Jonas, notre Dieu est un Dieu indigné. Ce mot El-Chadai signifie « ça suffit, je ne peux rien ». Dès le premier instant de la création, il s’était demandé s’il avait bien fait. « Et il vit que tout était beau ». Créer en tant que « séparer de… » implique déjà la souffrance. Aux apologistes qui disent : Deus est impassibilis (Dieu est incapable de souffrance), on pourrait répondre Deus est impassibilis sed non est incompassibilis (Dieu est impassible mais il n’est pas incapable de compassion). Dieu s’est retiré après la création pour laisser l’homme agir par lui-même. Dès lors, l’homme devient celui qui garantit l’existence de Dieu dans le monde. Ce propos est corroboré par Etty Hillésum qui écrit dans la prière du dimanche matin : « Dieu, ce n’est pas toi qui peut nous aider mais c’est nous qui devons t’aider et défendre la demeure qui t’abrite en nous ».

4.     Au-delà du mal

Parlant de la puissance de Dieu, Hugues de Saint-Cher distingue la puissance absolue  de la puissance conditionnée. Par celle absolue Dieu peut en lui-même faire toute chose. Tout lui est permis. Il  peut damner Pierre et sauver Judas. Il peut transformer le soleil en lune et vice-versa. Tandis que la puissance conditionnée, tient au fait que Dieu dans sa bonté a revêtu  toute chose d’une loi. Au nom de cela, Dieu ne peut pas faire le contraire de ce qu’il a créé, il agirait dans ce cas, contre sa propre loi. Notre Dieu ne transgresse pas ses propres lois qu’il a mises dans la nature. Dans les Sommes théologiquesSaint Thomas fait une distinction entre la cause universelle et la cause particulière. Au nom du bien, Dieu exclut tout défaut autant qu’il le peut dans tout ce qui est soumis à sa vigilance. Le bien universel permet qu’arrive quelques défaillances dans une partie du tout, pour ne pas empêcher le bien de tout. Le mal de l’un tourne au bien de l’autre ou de tout l’univers car la destruction de l’un suppose la régénération de l’autre.

Le psaumes disent que le Seigneur est « berger », il est le « roc », il est « bouclier », « asile », etc. Donc, il protège contre le mal. Comment serait-il encore l’auteur de ce qu’il combat à nos côtés ? Dans le Nouveau Testament, il est également question de « construire sur le roc » et non sur le sable. Bref, il faut se mettre en sécurité. Et la sécurité c’est qui ? Jésus le sauveur des hommes. Dans un monde dominé par l’extériorité, le retour  à l’intériorité peut rendre possible le diagnostique da la  question du mal. Hölderlin dira que, là où le mal se multiplie, là aussi se multiplie ce qui sauve. C’est la même logique de Saint Paul quand il affirme que là où la mal a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20).

Conclusion 

Je ne suis pas devant le mal comme un « il » observateur ou un « tu » victime, mais bien un « je » acteur. Je me découvre devant le mal, bien désarmé. La philosophie et la théologie nous ont fourni une multitude d’armes (arguments de défense) pour nous innocenter devant le mal. Comment arriver  à commettre le mal les yeux ouverts parce que la conscience est d’office fermée ? C’est probablement en cessant de voir le mal en face pour voir la face du mal, sa vraie face qui ne se laisse pas voir. Une chose est vraie, une certitude est irréfutable : « je suis l’auteur du mal ». Le mal c’est mon crime, c’est mon scandale, c’est mon péché. L’oubli de cet impératif catégorique, contribue à l’essor du mal. Le mal est la croix de tout homme qui se veut et se sait humain.