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La tradition de l’Eglise veut que le Jeudi Saint soit un jour de prière pour les « prêtres ». Il s’agit d’une double prière : une action de grâce pour le don du sacerdoce ministériel et une supplication adressée au Seigneur afin qu’il continue à donner à son peuple des prêtres selon son cœur.

En effet, le Jeudi Saint s’offre comme le cadre idéal pour une telle prière, car dans la liturgie de ce jour apparaît un beau tableau où sont peintes la grandeur et les exigences du ministère presbytéral.

La grandeur du ministère apparaît dans la recommandation du Christ à ses disciples, leur enjoignant de perpétuer son sacrifice eucharistique : faites ceci en mémoire de moi     (1Co 11, 25). Il y a ici de quoi remercier infiniment le Seigneur, lui qui a voulu que des êtres pécheurs continuent  à offrir à la communauté réunie le don de son corps et de son sang sous les simples espèces du pain et du vin. Qu’il y ait un ministère pour un tel service, cela ne peut que dépasse l’entendement humain. Que les prêtres soient indignes pour un tel service, cela ne fait aucun doute.  C’est pour cela que ceux qui ont eu la grâce d’être appelés à la prêtrise  et avec eux, le peuple des rachetés, ne peuvent que dire merci au Seigneur. Les uns pour la noblesse du ministère reçu, les autres pour le service que leur rendent les ministres ordonnés, car ils sont les seuls habilités à leur célébrer la messe ; bien entendu « in persona Christ »i[1].

Et c’est là tout le côté prestigieux du ministère du prêtre. Si on supprime ce « pouvoir de célébrer la messe », il y a à parier que certains grands séminaires se videraient. Il ne pourrait en être autrement, car il est tout de même charmant pour un homme de reprendre et faire advenir en actes ces paroles : « prenez ceci et mangez-en tous ; prenez ceci et buvez-en tous ! » On peut en vouloir aux prêtres à cause de leur « pouvoir », parfois exercé de manière excessive et abusive. Mais on ne peut pas nier non plus que l’ordination presbytérale qui confère un « caractère » est porteuse en elle-même d’un petit virus de « cléricalisme » dont il faut être conscient si on ne veut pas jouer à l’ange pour finir en « bête», aux allures du Léviathan tout-puissant.

Par ailleurs, lorsqu’on a mis au piédestal le « pouvoir  de célébrer la messe » dont dispose le prêtre, on ne dit pas tout sur les exigences de son ministère au regard de ce qu’offre la liturgie du Jeudi Saint. Au fait, en ce jour, l’Eglise ne commémore pas seulement l’institution du sacerdoce ministériel ; lequel découle d’ailleurs fondamentalement du sacrement de l’Eucharistie, qui n’appartient en rien au pouvoir du prêtre. La sagesse de l’Eglise a voulu qu’en ce jour l’Eglise réunie pour le repas du Seigneur lise simultanément  le récit paulinien de l’Institution de l’Eucharistie et le texte de l’évangile johannique du lavement des pieds (Jn13, 1-15).

Dans ce double tableau : pouvoir de faire mémoire du sacrifice du Seigneur et exigence de laver les pieds, apparaît, semble-t-il, un portrait où la « prêtrise » sort ennoblie et exigeante. Elle sort ennoblie car sans elle, le peuple des rachetés mourrait de « famine eucharistique », pour parler comme J.-M. Ela (Ministère ecclésial et problèmes des jeunes Eglises), in Concilium 126(1977), pp. 61-69). Il est frappant de voir que beaucoup de chants dans nos langues africaines qu’on exécute avec ferveur les jours des ordinations disent cela clairement.  En mashi, ma langue maternelle, un chant d’action de grâce qui émeut souvent le peuple croyant pendant les ordinations dit littéralement : « Merci Seigneur pour ces prêtres que tu nous donnes et sans lesquels nous serions privés de « la nourriture des nos âmes» : « Okonkwa Nyakasane kuli aba badahwa orhuhire mpu baka rhuhereza ebiryo by’amaroho girhu ». Un peu pour dire que même la piété populaire s’accommode bien  avec ce côté prestigieux du pouvoir de monsieur l’abbé ou du révérend père.

En RDC, mon pays, cette image du prêtre doté d’un « pouvoir » -qui frise, par ailleurs, la caricature de la figure évangélique du ministère presbytéral- a été accentuée par une théologie de l’inculturation du ministère ordonné peu critique. En effet, dans le Rite congolais de la messe, le prêtre qui préside la messe est souvent vêtu en chef, entouré par des gardes comme dans une cour royale. Certes, ce décor veut exalter  la royauté du Christ Ressuscité et Victorieux. Mais une telle image arrive-t-elle à dire que le prêtre congolais est et doit être le disciple d’un Messie Crucifié  (Ac2, 23-24),  disciple d’un Christ-Chef, mais un Chef qui va jusqu’à laver les pieds de ses disciples (Jn 13, 1-16) ? Pas sûr en tout cas et les conséquences sont fâcheuses.

La mise en évidence de « l’être-Chef » du prêtre ne peut aboutir qu’à l’infantilisation des laïcs, tenus ici comme de sujets du « roi-prêtre » et à une gestion parcimonieuse des biens de l’Eglise, au tant matériels que spirituels. Ici, les expressions du genre : ma paroisse, mes fidèles, ma quête…deviennent des lots quotidiens de fidèles laïcs, pourtant égaux aux prêtres, en dignité, à cause de leur grâce commune baptismale, par laquelle ils participent tous à la mission du Christ seul Vrai: prêtre, prophète et roi. Qu’on s’y accroche ou pas, la figure du « prêtre-chef » ne tient plus aujourd’hui, dans un contexte contemporain qui a fait de la démocratie, de la dignité de toute personne et surtout de l’égalité absolue entre tous les êtres humains son crédo. Au seul nom de l’ordination sacerdotale, on ne devrait plus fouler aux pieds ces valeurs modernes qui s’offrent à l’Eglise aussi comme des valeurs évangéliques.

Dans le contexte d’Eglises d’Afrique, d’où nous parlons -sans toute fois faire du cléricalisme un qualificatif réservé aux prêtres africains, car le cléricalisme est un virus, parfois voilé, aussi européen, américain et asiatique- les malentendus au tour de la nature et de la mission du prêtre peuvent et doivent être levés pour éviter que le pouvoir du prêtre dans nos Eglises ne devienne la maquette du pouvoir politique exercé dans nos sociétés très hiérarchisées et peu démocratiques. Le père dominicain Eloi Messie Metogo est même allé loin en affirmant qu’on peut d’ailleurs établir un parallélisme entre les Eglises et les Etats africains : « même rituel de chefs, même recherche du pouvoir et de l’argent »[2].

Il sied ainsi, dans une perspective de conversion à l’esprit de l’Evangile, d’insister sur la figure du prêtre comme disciple du Christ qui lave les pieds de ses disciples, si on veut que le sacerdoce chez nous  cesse d’apparaître comme un  principe de pouvoir magique, exercé sans partage et par lequel on terrorise les laïcs, seulement parce qu’on est le seul à pouvoir leur célébrer la messe. En alliant le pouvoir de célébrer la messe et l’exigence de laver les pieds, on redonnerait au ministère du prêtre son sens évangélique c’est-à-dire : être l’image du Christ dans l’Eglise, le Christ qui a fait don de son corps et son sang à ses disciples le Jeudi Saint; lequel est inséparable du Vendredi Saint, car le corps et le sang livrés dans l’Eucharistie sont l’anticipation du don du corps livré et du sang versé sur la Croix.  Il conviendrait, par conséquent, d’apprendre à tenir intrinsèquement ensemble la gloire d’être « président » de l’assemblée eucharistique et la disposition de la part du même « président », au sacrifice, lequel peut aller jusqu’au sacrifice suprême sur la Croix, pour cette même assemblée.

Au moment où la question : « prêtre pour quoi faire ? » -titre du livre du turbulent Hans Kung, Paris, Cerf, 1971- est redevenue à la mode à cause du nouveau style d’exercer le pouvoir que le pape François est en train de réimprimer dans l’Eglise, il ne serait pas mal d’approfondir cette figure du prêtre qui émerge dans la liturgie du Jeudi Saint, particulièrement dans les Eglises comme celles d’Afrique où la moisson sacerdotale semble abondante. Un discernement évangélique sur les vocations sacerdotales ne peut pas escamoter aujourd’hui cette question : « les nombreux candidats à la célébration de l’Eucharistie sont-ils aussi disposés à vouloir laver les pieds? » [3] C’est là un vœu et une prière en ce jour où nous pensons à tous ceux qui ont été gratifiés par le Seigneur du don de l’appel à « faire le prêtre ».


[1] VATICAN II, Lumen Gentium, n°28; Presbyterorum Ordinis, n°2.

[2] MESSI METOGO E., Dieu peut-il mourir en Afrique ? Essai sur l’indifférence religieuse et l’incroyance en Afrique noire, Paris / Yaoundé, Karthala – UCAC, 1997,  p 172.

[3]BROWN R., Croire en la Bible à l’heure de l’exégèse, Paris, Cerf, (coll. « Lire la Bible »), 2002, p. 162. Cf. Le chapitre 4 : Repenser le Sacerdoce.