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Hors de la paroisse, point de salut ?



Il y a un an à peine que les missionnaires xavériens de la région de la RD Congo ont décidé d’ouvrir une communauté missionnaire dans le diocèse de Kindu, un diocèse enclavé et situé presqu’au centre du pays. Cette présence à kindu est doublement novatrice.

D’une part, il s’agit d’une communauté des missionnaires dans un diocèse en mal du personnel apostolique. D’autre part, elle est une présence hors des lieux communs de la pastorale que sont les paroisses. En effet, le premier petit groupe des xavériens s’est installé dans la « Cité des jeunes ». Il s’agit d’un centre qui avait été pensé comme un centre des métiers pour jeunes, mais pour de raisons de mauvaise gestion financière avérée, les locaux n’avaient pas été achevés.

Le propos de ces lignes est de questionner la pertinence pastorale et missionnaire de cette nouvelle mission xavérienne de Kindu. Dit autrement : « La mission à la ‘Cité des jeunes’ est-elle vraiment cette sortie vers les nouvelles frontières souvent réitérée le pape François ? En s’installant hors de la paroisse, peut-on penser que les missionnaires xavériens en RDC sont en train d’adhérer à la conviction que hors de la paroisse, il y a le salut ? »

Nous tentons de répondre à ces questions, en prenant comme porte d’entrée l’idée de la crise de la pastorale paroissiale. Nous commençons par désigner le visage actuel de la paroisse, au moins sommairement, puis nous discuterons le projet missionnaire de la « Cité des jeunes ». Tout cela en vue de formuler de modestes suggestions, à titre programmatif. Ça sera ici l’occasion de dire nos inquiétudes et surtout nos attentes, dans une perspective, bien entendue, de dialogue et de partage fraternel, mais sans complaisance, à travers ce forum.

I. Vers la fin de la « pastorale du boutiquier » ?

Du point de la législation ecclésiale, la paroisse, dans sa forme actuelle, se définit comme : « la communauté précise de fidèles qui est constituée d’une manière stable dans l’Église particulière, et dont la charge pastorale est confiée au curé, comme à son pasteur propre, sous l’autorité de l’Évêque diocésain »[1]. Une autre conception réductionniste et biaisée veut que la paroisse soit pensée comme le « lieu où habitent les prêtres ». Lorsque les chrétiens disent : nous allons à la paroisse, ils veulent signifier le fait d’aller rejoindre ce lieu où résident monsieur le curé et ses confrères ; un peu comme on rejoint le poste d’un boutiquier pour tel ou tel autre besoin.

En tout cas, qu’elle soit conçue de façon large ou pas, la paroisse dans sa forme actuelle - au moins ici en RDC d’où nous parlons, même si la situation ne devrait pas être trop différente dans d’autres Eglises d’Afrique- se présente comme un lieu stable et bien délimité où une communauté des fidèles sous la charge d’un curé et les autres prêtres, célèbre la messe, les différents sacrements, fait la catéchèse et un peu de charité…Dans son fonctionnement ordinaire, la paroisse s’offre ainsi comme un lieu pour les chrétiens d’assouvir leurs besoins spirituels, moyennant les services religieux administrés par les ministres du culte. Même animées par des religieux missionnaires, nos paroisses, telles qu’elles se présentent aujourd’hui, n’échappent pas à ce fonctionnement.

Devenues trop grandes, accusées d’être des lieux où règne l’anonymat, des lieux où les gens se fréquentent sans se connaître, des lieux sans chaleur humaine…, les évêques d’Afrique, dans un passé récent, avaient opté, voire sacrifié à la mode venue de l’Amérique Latine, des communautés ecclésiales de base ou vivantes (CEB ou CEV). Ils s’imaginaient ainsi pouvoir guérir les maladies de nos paroisses : trop de pouvoir des clercs, infantilisation des laïcs, lieux limités aux seuls services cultuels et spirituels…Certes, à son époque, cette initiative épiscopale avait suscité beaucoup d’enthousiasme. Encore aujourd’hui, dans quelques paroisses, surtout aux villages, certains bons curés croient et s’accrochent à l’idée des CEV. Mais décidément, nos CEV n’échapperont pas aux aléas de l’urbanisation toujours croissante de plusieurs pays africains et à l’exode rural. Dans certains coins, les CEV sont restées de lieux de rencontre pour personnes âgées, femmes et les enfants.

En outre, n’oublions pas que nos CEV étaient nées avec des symptômes de vieillesse précoces. Hier comme aujourd’hui, elles n’ont jamais été une panacée à la tiédeur missionnaire des paroisses. Comme en paroisses, tout ce qui s’y passe est sous le contrôle du curé. Ses responsables laïcs se comportent comme de « petits curés ». Dans les rencontres on ne parle que de la catéchèse sacramentelle, du denier de culte, de la construction des édifices religieux, d’organisation des fêtes et des pèlerinages…Les CEV se sont ainsi avérées comme une copie conforme de la plupart de nos curies épiscopales et les conseils pastoraux paroissiaux[2].

A voir la surcharge et l’activisme inopérant de nombreux prêtres en paroisse qui frôlent parfois la dépression, on peut se demander s’ils ont tiré profit de l’enseignement du Concile Vatican II qui a mis en exergue la dimension collégiale de l’Eglise, celle d’être peuple de Dieu et communion de charismes. A part quelques petites concessions, nos paroisses sont loin d’être des lieux où les laïcs, ensemble avec leurs pasteurs, se découvrent tous comme un seul peuple de Dieu, communion des fidèles du Christ, égaux en dignité[3], tous prêtres, prophètes et rois, grâce à leur unique baptême ; unique famille de Dieu rassemblée autour de la table eucharistique où les divisions sociales, raciales, ethniques et tribales sont bannies.

Nos paroisses trop patriarcales et hiérarchisées ( trop de pouvoir d’hommes malgré la présence de femmes numériquement plus élevée que celle des hommes ; de haut en bas :clercs, religieux et religieuses-présidents de différentes commissions- laïcs « pamba » « de rien » comme disent avec humeur les chrétiens de Kinshasa), font aisément l’économie de la gravité de ces paroles de l’apôtre Paul : « Vos réunions loin de vous faire progresser, vous font du mal. Tout d’abord, lorsque vous vous réunissez en assemblée, il y a parmi vous des divisions…Mais quand vous vous réunissez en commun, n’est-ce pas le repas du Seigneur que vous prenez ? Car chacun se hâte de prendre son repas en sorte que l’un a faim, tandis que l’autre est ivre…Car toutes les fois que vous mangez ce pain (corps du Christ) et que vous buvez cette coupe (sang du Christ), vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. C’est pourquoi celui qui mange le pain et boit la coupe du Seigneur indignement se rendra coupable envers le corps et le sang du Seigneur…Celui qui mange et boit sans discernement le corps du Seigneur, mange et boit sa propre condamnation (1 Co 11, 18-29)».

Des célébrations eucharistiques chaudes, agrémentées par la musique du pays, dans des communautés chrétiennes en état de division, sont tronquées, nous avertit l’apôtre des gentils. Pire encore, la participation à l’Eucharistie, en tant qu’elle est une annonce de la mort du Christ jusqu’à ce qu’il vienne, devient une évasion dans les cieux éthérés et un pur spiritualisme désincarné si elle ne débouche pas à un service concret du monde comme témoignage rendu au Règne de Dieu à venir. On sait que le Règne de Dieu est un règne de cieux nouveaux et une terre nouvelle, un règne de paix, de justice, une humanité réconciliée (2P 3, 13 ; Ap, 21, 1), car Dieu lui-même récapitulera tout dans le Christ (Col 1, 20). L’état de délabrement avancé des structures sociales et étatiques de nos pays dits à plus de 90% chrétiens est là pour questionner la véracité de nos célébrations et nos spiritualités d’enthousiasme, d’exubérance sacrale sans commune mesure avec les exigences de transformation fondamentale de nos sociétés et des nos systèmes institutionnels[4].

Il ne faudrait pas penser que rien de bon ne se passe en paroisse. En proportion, il semble que nos paroisses font plus de bien que de mal. Prioritairement, elles sont et seront toujours les lieux appropriés pour l’initiation à la foi chrétienne.   Ainsi, elles restent les lieux indiqués où les gens expérimentent ce qui touche à la foi comme la célébration liturgique, la catéchèse, la prédication de la Parole, l’approfondissement de la foi dans les divers mouvements de prières et d’actions catholiques… Pensons aussi à la petite consolation que les prêtres apportent aux gens, en les écoutant, là où ces derniers ont encore un peu de temps pour s’asseoir au bureau. Les commissions Caritas soulagent, tant bien que mal, les démunis de nos paroisses grâce à des interventions ponctuelles, malheureusement avec des fonds généralement venant d’autres Eglises, véritable expression de la foi des autres et non la nôtre. Quant aux membres de la commission Justice et Paix, là où ils ne s’enlisent pas dans les palabres matrimoniales, ils essaient de sensibiliser les gens, même si avec timidité et peur, à propos des injustices et des bavures de nos Etats policiers. Aussi, cette commission aide à réconcilier des personnes, sans avoir besoin de recourir à la justice de nos Etats, qui parfois n’a de justice que le nom.

C’est pour dire que tout n’est pas sombre dans nos paroisses, lieux d’habitation des prêtres. Il faudrait exploiter ce qui s’y déroule de bon pour en faire de vrais lieux d’initiation au sens du bien commun, moyennant, par exemple, la gestion de la finance paroissiale et de divers groupes et mouvements paroissiaux. Elles pourraient aussi être une école d’apprentissage des vertus démocratiques, en partant des formes liturgiques qui, là où elles sont bien comprises, accordent à chacun de participants une place et rien que sa place et offrent à chaque chrétien d’accomplir sa tâche et rien que sa tâche, pour le bien tous. Une meilleure compression de la notion de « participation active et consciente »[5] telle que mise en valeur par le Concile Vatican II, là où elle n’est pas réduite aux chants et aux acclamations populaires dans la liturgie, pourrait aider nos paroisses à devenir de vrais lieux de formation des sujets politiques et les empêcher de fonctionner comme de vastes supermarchés des produits de soins des âmes.

En insistant sur la crise qui frappe de plein fouet nos paroisses, nous n’avons pas voulu, comme par amusement, emboucher sur des trompettes alarmistes. Nous avons simplement tenté de montrer que ceux qui les idéalisent et les présentent comme de lieux hors desquels il n’y a point de salut pastoral et missionnaire, oublient vite que dans leur fonctionnement actuel, elles s’apparentent à de stations-service pour les besoins religieux individuels[6] et donc ne peuvent pas répondre aux besoins et aux attentes des gens de pays dont les services sociaux sont morts il y a longtemps et pour qui, manger, étudier et se faire soigner relèvent du luxe.

 Et encore, le modèle des pasteurs à leur tête que nous comparons volontiers aux boutiquiers assis dans leurs différents points de vente pour entendre des clients potentiels, est en crise de fonction. Ceux qui gèrent les paroisses comme des boutiquiers qui n’attendent que de gens qui viennent à leur rencontre ne s’imaginent pas souvent combien de gens ne fréquentent plus nos paroisses dont les activités monotones agacent plus d’un. Que pensent-ils de jeunes élèves, étudiants, professeurs, de cadres, hommes et femmes haut-placés qui ne connaissent nos paroisses que les jours de grandes fêtes, de sacrements de leurs enfants et des funérailles ? N’ont-ils pas droit et besoin qu’on leur annonce l’Evangile ? Et comment les rejoindre si on passe le maximum de son temps au bureau ou dans l’enclos du presbytère ? Penser une mission hors de la paroisse n’est-elle pas une manière de mettre fin à l’hégémonie pastorale paroissiale et à la pastorale du boutiquier ? C’est peut-être le cas, avec l’exemple de la mission xavérienne à la « Cité de jeunes », même si beaucoup de « mais et si » demeurent encore à propos de son projet missionnaire et pastoral.

II. La mission à la « Cité des jeunes », une nouveauté pas suffisamment neuve

En acceptant d’assumer une mission à partir de la « «Cité des jeunes », les xavériens de la RDC ont fait preuve de créativité et d’innovation. Ils ont pu s’éloigner de la paroisse comme seul lieu d’apostolat ; même si selon quelques indiscrétions, il semble que le projet initial était encore une fois de s’installer dans une « paroisse ». Mais comme l’Esprit du Seigneur est imprévisible, les circonstances ont fait que les pionniers de la mission de Kindu se retrouvent à la « Cité des jeunes ». Dieu merci !

Selon les indications que nous avons trouvées à l’entrée de cette nouvelle mission extra-paroissiale ; la « Cité des jeunes » est un lieu de formation des jeunes, de catéchèse personnalisée et d’aumônerie des intellectuels du diocèse de Kindu. Cibler les jeunes comme groupe privilégié à former est une nouveauté qu’il sied de saluer. On sait que les activités paroissiales, généralement aux mains des personnes âgées, n’accordent qu’une place insignifiante aux jeunes et à leurs problèmes de vie. Tout ce qu’on leur offre en paroisse, ce sont des groupes pour chanter et un peu pour prier ; et rien en ce qui concerne une formation humaine et chrétienne approfondie pouvant les aider à affronter leurs problèmes de vie dans la foi et avec les moyens d’action que donne la foi ; ou encore, une catéchèse sociale incisive qui montre que la vie chrétienne s’exprime aussi par des valeurs sociales et politiques[7].

En plus, penser à une « catéchèse personnalisée » comme se propose le projet de la « Cité des jeunes », c’est prendre distance par rapport à cette catéchèse générique, dispensée sous forme de récitation, par de bonnes mamans aux foules d’enfants sans aucun souci d’assimilation et d’intériorisation dans nos paroisses. Le nouveau projet de catéchèse personnalisée imaginée par les xavériens de Kindu, s’il devenait effectif, viendrait briser le cycle de formation catéchétique minimale paroissiale qui aboutit à la « fabrication » des chrétiens qui ne savent rien de ce qu’ils croient, sinon ce qu’ils ont appris par chœur au catéchisme. Etant des chrétiens « comme ça » (cf. La vie d’un boy, roman du camerounais Ferdinand Oyono), ils deviennent des victimes potentielles de l’intoxication et de l’imbécilisation collective (Kä Mana) des sectes et de nouveaux mouvements religieux ou « églises de réveil » qui pullulent en Afrique subsaharienne; et contre lesquels les responsables de nos paroisses récriminent, sans se rendre compte que ces sectes et « églises de réveil » sont des clignotants rouges sur le tableau de bord de nos pastorales paroissiales.

Quant à l’aumônerie des intellectuels à laquelle voudrait se dédier les xavériens installés à Kindu, c’est la nouveauté la plus remarquée du projet de la « Cité des jeunes ». En effet, très peu de projets paroissiaux accordent une attention particulière à l’accompagnement des intellectuels. L’abbé Jean-Marc Ela, de son vivant, parlait déjà de l’urgence d’une pastorale de l’intelligence, avertissant que les Eglises d’Afrique risquaient de perdre les intellectuels comme celles d’Europe ont perdu le monde ouvrier[8]. Justement, dans nos paroisses, là où on ne combat pas les intellectuels, car ils sont considérés comme un danger pour les conseils paroissiaux où les faits et les paroles des clercs ne sont objets d’aucun débat, mais sont tenus comme des oracles par des fidèles laïcs qui ont appris depuis le catéchisme de leur enfance que la paroisse appartient aux prêtres, les intellectuels sont tout simplement ignorés.

Pour nourrir leur foi, les intellectuels chrétiens ne peuvent se contenter que des sermons dominicaux, qui parfois ne portent pas sur la Parole de Dieu, mais sur le presbytère à renouveler, la voiture du curé à payer, l’éternelle quête[9], sur les tabous sexuels ou sur des banalités ennuyantes. Parfois, à défaut de formation et d’accompagnement désintéressé de la part de leurs pasteurs, il arrive à certaines élites d’abandonner le chemin de la paroisse ; quitte à le retrouver à quelques occasions festives ou lors des funérailles d’un familier ou d’un collègue ami. D’autres se laissent séduire par des groupes mystiques ésotériques. Idéalement, la « Cité des jeunes » deviendrait un lieu où ces fils et filles d’Abraham lettrés seraient accompagnés, informés et formés, en apprenant à allier foi et raison.

Il y a dans ce projet de formation des intellectuels une réponse aux requêtes faites par le pape Benoît XVI aux évêques d’Afrique lors du second synode des évêques sur l’Afrique. Il invitait les évêques et les prêtres des Eglises d’Afrique à apporter un soin pastoral particulier aux leaders politiques et économiques, en insistant sur la conversion comme condition nécessaire pour transformer le monde[10]. Il disait à nos pasteurs: « Il ne fait pas de doute que la construction d’un ordre social juste relève de la compétence de la sphère politique. Cependant, une des tâches de l’Église en Afrique consiste à former des consciences droites et réceptives aux exigences de la justice pour que grandissent des hommes et des femmes soucieux et capables de réaliser cet ordre social juste par leur conduite responsable»[11].

Puisqu’en général, ceux qui gèrent nos affaires publiques sont des intellectuels, on peut supposer qu’à Kindu,  les xavériens de la « Cité des jeunes » voudraient les aider à savoir mettre leur foi au service de la Nation congolaise. Par cette initiative, ils voudraient innover le sens de la formation paroissiale qui est toujours pensée comme une formation de seuls agents pastoraux.

Le projet sur papier de la « Cité des jeunes » est porteur de grandes ambitions. Il reste à savoir s’il ne sera pas un bon catalogue de bonnes intentions ou bien si ses pionniers arriveront à se protéger contre les virus paroissiaux et le « complexe de monsieur le curé ». Quel sera le contenu de la catéchèse personnalisée ? Selon les indications de la « Cité des jeunes », elle sera une catéchèse sacramentelle, portant essentiellement sur les sacrements de l’initiation chrétienne. A la fin de la formation, ceux qui seront jugés dignes par le père formateur, seront admis à recevoir les sacrements et intégreront l’Eglise. Ici, l’incorporation à l’Eglise, moyennant sacrements est le but visé de cette catéchèse dite personnalisée.

C’est à ce niveau qu’il faut se demander si le nouveau projet de la « Cité des jeunes » est suffisamment novateur, car ce qui y est prévu, c’est ce qu’on fait déjà en paroisse, sauf qu’ici, on nuance un peu, en parlant d’une « catéchèse personnalisée ». Qu’elle soit personnalisée ou pas, sa visée reste la même que celle de nos paroisses. S’agissant de l’aumônerie des intellectuels, rien n’est dit ni sur son contenu de formation ni sur la façon de rejoindre ces intellectuels. Il est de même pour la formation des jeunes. Les pères s’imaginent-ils que ces jeunes et intellectuels, comme par magie, viendront-ils les trouver à la « Cité des jeunes » ? La réponse est non, sauf miracle.

 Il est vrai qu’une école secondaire dirigée par un jeune laïc fonctionne actuellement dans les locaux encore inachevés de la « Cité des jeunes ». Un candidat futur xavérien y dispense un cours de religion et celui d’informatique. Les autres pères n’y assument aucune responsabilité, sinon le seul droit de regard. Dans son fond, cette école de la « Cité des jeunes » n’a rien de différent avec les autres écoles conventionnées catholiques déjà trop nombreuses au pays et qui ne sont catholiques que parce qu’on y dispense un cours de religion, classé dans la rubrique « autres branches » ; entendez ici : non obligatoire.

En tout cas, si les pionniers de Kindu ne sortent pas chercher et trouver les jeunes et les intellectuels dans leurs lieux de vie sociale et professionnelle, ils passeront trop de temps à la « Cité des jeunes », assis et à ne rien faire ou à s’affairer sans rien faire (2Th 3, 11). Sans s’écarter définitivement de la « pastorale du boutiquier », les porteurs du projet de la « Cité des jeunes » s’imagineront avoir entrepris un projet nouveau, mais enfin de compte, il n’est pas suffisamment nouveau, si ce n’est que dans le seul fait du déplacement géographique.

 A propos de la nouvelle mission de Kindu, un missionnaire xavérien travaillant en RDC a écrit au mois d’août une lettre en italien dont le titre est : « Kindu, la ‘ripartenza’ dei missionari saveriani in Congo ? ». Dans cette lettre, il s’interroge : « le projet de la ‘Cité des jeunes’ répond-t-il au but unique et exclusif du charisme xavérien : l’annonce de l’Evangile aux non-chrétiens et aux appels du récent Chapitre général demandant à tous les xavériens de ‘repartir de la première annonce’ ? ». Sa réponse est : « l’ouverture de la mission de Kindu, comme celle de kilomoni à uvira et le Centre Conforti à Panzi-Bukavu est un pas vers la clarification de notre « suppléance » dans et à l’Eglise locale, mais reste encore sur le champ de la pastorale ‘ad intra’, mais le chemin réel de « repartir » vraiment vers la première annonce ad extra est encore à inventer ».

La question de ce xavérien est légitime et sa réponse vaut ce qu’elle vaut. Cette même question pourrait revenir dans une assemblée ou un chapitre régional des xavériens en RDC ou dans un autre pays avec un projet similaire. En attendant que les autres xavériens intéressés par de tels projets donnent leur avis, nous disons : selon plusieurs statistiques, la RDC est à plus de 95% un pays chrétien. Ainsi, il n’est pas le pays africain le mieux doté en « non-chrétiens », destinataires prioritaires de la première annonce de l’Evangile. Par conséquent, pour être cohérents, si les missionnaires xavériens en RDC veulent exclusivement se consacrer à l’annonce de l’Evangile aux non-chrétiens, il faudrait que la majorité d’entre eux plie bagages et se dirige vers les pays africains comme le Mali, le Soudan, la Gambie, l’Egypte…où la « missio ad gentes » a plus de forte chance de rejoindre ses vrais destinataires. S’ils choisissent de rester en RDC ou dans d’autres pays africains comme le Burundi et le Cameroun, alors ils doivent accepter que leur charisme, hier comme aujourd’hui, serve les besoins réels et les urgences des peuples à qui ils annoncent l’Evangile.

C’est seulement ainsi qu’ils peuvent échapper à l’insignifiance et vivre leur consécration à l’annonce de l’Evangile comme actualisation de la Bonne Nouvelle, qu’est l’avènement du Règne de Dieu. Dans le cas contraire, ils épuiseront leurs énergies en voulant répondre, non, aux problèmes des peuples à évangélisés, mais à leurs propres problèmes. Dans ce cas, le résultat ne serait qu’auto-gratification et non témoigne à l’Evangile, un message de vie, une Bonne Nouvelle pour aujourd’hui : « Aujourd’hui, cette Ecriture est accomplie pour vous qui l’entendez (Lc 4, 21) ».

III. En guise de Conclusion

Le projet missionnaire de la « Cité des jeunes » tel qu’imaginé par les xavériens de la RDC semble une réponse à l’appel du pape François à aller aux périphéries géographiques (diocèse enclavé de Kindu en pénurie du personnel apostolique) et humaines (jeunes et intellectuels). Il sied d’encourager un tel projet et de le soutenir pour éviter que la graine d’intention semée à la « Cité des jeunes » ne tombe ou bord du chemin ou dans des endroits pierreux (Mt 13, 19-21). Une sorte de soutien qu’on pourrait apporter à un tel projet ici comme ailleurs, c’est participer à l’élaboration du projet ne fusse qu’en proposant un contenu à la formation à dispenser aux jeunes et aux intellectuels ou aider les pionniers à penser les stratégies à adopter pour rejoindre les destinataires du dit projet. Il est certes vrai qu’on doit être une « bouche autorisée » ou avoir une couverture religieuse juridique pour se lancer dans une telle aventure. Mais si une proposition va dans le sens du bien des peuples à évangéliser, de l’enrichissement du charisme ; et qu’un bien ne fait du tord à personne, on ne devrait donc pas hésiter à se risquer à une telle besogne. Si vous avez une parole à dire, dites celle qui est constructive, nous exhorte l’Ecriture. En espérant que ces lignes susciteront un débat sans complaisance peut-être avec certains membres de ce forum, nous formulons quelques propositions pour le projet de la « Cité des jeunes ».

1. Visiblement le projet de la « Cité des jeunes » a été fait dans la précipitation. C’est pourquoi il manque un projet pastoral clairement défini. Faute de celui-ci, les pionniers se sont lancés dans la pastorale de la débrouille. A l’ère de la technologie de pointe qui ne tolère aucune imprécision et tout bricolage, il sied de mettre fin à cette praxis missionnaire et pastorale qui procède de l’improvisation. Elle est dommageable à la fois à l’image du missionnaire : homme ou femme apte à tout faire, peu importe la manière dont il le fait (un bricoleur); et de la mission : un ensemble d’activités vagues sans objectifs précis.  Continuer à agir de la sorte, c’est s’éloigner de la manière d’agir de Jésus, le missionnaire du Père qui n’avait pas envoyé ses disciples sans un minimum d’indications pratiques :(Mt 10, 1-9, 11-14 ; 28,19-20 ; Mc 6, 6-13 ; Lc 9, 1-6 ; Jn 13, 34-35). Sur ce, pour être fidèles à l’enseignement, à l’agir du Christ et aux états de conscience actuelle de notre monde contemporain, les xavériens de la RDC devraient s’asseoir en assemblée et décider de façon sérieuse du projet de la « Cité des jeunes ».

2. En ce temps de discernement, la question du coup financier du projet devrait figurer parmi les priorités : l’origine de fonds, le montant exact, son emploi effectif, les critères de sa répartition, son usage présent et futur, c’est-à-dire la question de la continuité du projet de façon autonome économiquement, à long terme.

3. Dans cette assemblée, le contenu de la formation à dispenser dans ce nouveau lieu de la mission devrait être abordé. La formation à la « Cité des jeunes » viendrait compléter celle dispensée en paroisse, en prenant une orientation beaucoup plus humaine, sociale et politique. Ici, on devrait laisser définitivement, aux soins de la paroisse, la formation catéchétique et sacramentelle. A la « Cité des jeunes », des questions d’initiation à la démocratie, aux droits de l’homme et de la femme, à la justice et à la paix, au sens du bien commun, du dialogue interreligieux, aux problématiques d’auto-prise en charge matérielle et économique moyennant des petites coopératives et des mutuelles de santé, celles de l’économie durable et solidaire, celles des défis de nouvelles technologies et les moyens de communications sociales, les réseaux sociaux…devraient être des chapitres importants de la formation. Il y a ici déjà un cahier de charge bien fourni pour ne plus avoir besoin de refaire ce qu’on fait déjà en paroisse : la sacramentalisation. Et s’il y aurait un lien à garder avec les paroisses, c’est en concevant la « Cité des jeunes » comme un lieu de formation des formateurs paroissiaux dans un des domaines listés ci-haut.

4. La question du personnel missionnaire et apostolique qui animerait la « Cité des jeunes » serait aussi examinée sans état d’âme. Si la communauté a pour vocation l’encadrement des jeunes et des intellectuels, il faudrait donc penser à un personnel apte physiquement et ayant une formation requise lui permettant de dialoguer et discuter avec les « intellectuels » de Kindu et d’être à la hauteur des défis à relever. Il est illusoire de penser qu’un prêtre missionnaire qui a passé une grande partie de sa vie en paroisse puisse désormais se convertir à la pastorale juvénile extra-paroissiale et à l’aumônerie des intellectuels, sans baptêmes à administrer, sans mariages à célébrer et sans confessions à écouter. C’est donc vers un personnel jeune, préparé à travailler dans les milieux scolaires et universitaires qu’il faudrait se tourner. Ce personnel aurait l’avantage qu’il ne traîne pas derrière lui la nostalgie des heures glorieuses de la pastorale paroissiale. A long et à court-terme, c’est à la préparation et à la formation d’un tel personnel qu’il faudrait penser. Par ailleurs, cela n’exclut pas la présence d’un ou deux pères dotés d’une grande expérience pastorale et missionnaire dans la « Cité des jeunes ». Leur présence serait aussi d’une grande utilité, sans qu’ils soient nécessairement les premiers responsables de la « Cité des jeunes ».

5. La formation de la « Cité des jeunes » étant conçue comme multidimensionnelle et pluridisciplinaire, nécessiterait par conséquent un personnel allant au-delà du petit cercle des clercs-religieux. Les fidèles laïcs compétents, des croyants et hommes et femmes de bonne volonté, qualifiés dans un de domaines de la formation de la « Cité des jeunes » devraient être sollicités pour mettre leur expertise au service des jeunes et des intellectuels ; et cela sans que leurs interventions n’aient besoin d’être avalisées et approuvées par un responsable unique : le clerc-religieux. Il s’installerait ainsi une collaboration salutaire entre clercs-religieux et laïcs. En œuvrant comme de vrais « partners », l’action conjuguée des responsables de la « Cité des jeunes » corrigerait le monopole clérical de type paroissial dans le domaine de la formation chrétienne et l’infantilisation de laïcs dans les paroisses, lesquels ne sont souvent sollicités, jamais comme des collaborateurs égaux aux clercs-religieux, mais comme des auxiliaires.

6. Les jeunes aiment les jeux, les loisirs, le divertissement…Les intellectuels, les « vrais », aiment lire, se documenter, se cultiver…La « Cité des jeunes » si elle veut être à la hauteur de ses ambitions, doit être un cadre où les infrastructures sont conçues en fonction des besoins de ses bénéficiaires. A ce propos, les structures et le fonctionnement du Centre jeune kamenge-Burundi, mis à part son style trop couteux et son extravagance économique, pourraient servir d’exemple à la nouvelle mission de Kindu.

7. Nous avons essayé d’esquisser une sorte de feuille de route pour la nouvelle œuvre missionnaire de Kindu. Son but et celui des autres propositions qui suivront, tâcherons d’accompagner la « Cité des jeunes » en le dotant d’un programme et d’un projet de vie missionnaire et pastoral précis. En se lançant sur une telle voie, nous ne perdons pas de vue que la mission est tout à la fois œuvre divine et humaine et que dans cette dynamique, le primat doit être accordé à Dieu et à son Esprit. Trop de planifications missionnaires peuvent être un signe de manque de confiance dans l’action du Seigneur et d’imperméabilité à l’action de son l’Esprit. En attendant que l’Esprit du Seigneur surprenne les xavériens installés à Kindu et qu’il guide Lui-même l’œuvre dans les voies qu’il voudra, il est bon que les xavériens de la région de la RDC assument leurs responsabilités en toute liberté d’enfants de Dieu, en imaginant un projet pastoral et missionnaire concis, quitte à laisser à Dieu, le maître de la moisson (Mt 9, 38) de faire sa part.



[1] CODE DU DROIT CANONIQUE, can. 515, §1.

[2] MESSI METOGO E., « Aparecida 2007. Un point de vue africain », dans Spiritus, n° 193(Décembre 2008), p. 472.

[3] Can. 204, §1.

[4] SANTEDI KINKUPU L., « L’eucharistie comme sacrement de communion et de promotion humaine dans la perspective de l’Eglise-famille », dans L’Eucharistie dans l’Eglise-famille de Dieu en Afrique à l’aube du troisième millénaire, XXIIe Semaine Théologique de Kinshasa, du 28 au 31 mars 2001, Kinshasa, Ed. FCK, 2001, p. 55-56.

[5] « Constitution dogmatique sur la Sainte Liturgie », « Sacrosantum Concilium , n°11, 14, 19, 27, 30, 41, 50, 79, 113, 121, 124), dans CONCILE VATICAN II, Les seize documents conciliairesTexte intégral, 2e édition revue et corrigée, Paris/ Montréal,  Fides, 1967.

[6] ELA J.-M., Ma foi d’Africain, Préface d’Achille Mbembe, Postface de Vincent Cosmao, Paris, Karthala, 1985, p. 182.

[7] MESSI METOGO E., art.cit., p. 473.                   

[8] Ibid., art. cit., p. 474.

[9] EBOUSSI BOULAGA F., « Pour une catholicité africaine : Etapes et organisation », dans Civilisation noire et Eglise Catholique, Colloque d’Abidjan (12-17septembre 1977), Paris, Présence africaine, 1979, 347.

[10] PAPE BENOÎT XVI, Africae Munus, n°103.

[11] AM., n°22.