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Avant que la missiologie ne devienne une science systématique, grâce aux travaux de  Josef SCHMIDLIN (1876-1944) de l’école de Münster et de Pierre CHARLES sj ; (1883-1954) de l’école de Louvain, la mémoire de l’activité missionnaire était restée vive par ce qu’on appelait : le Journal du missionnaire.

Il s’agissait d’un notebook où les hérauts de la mission relataient, jour après jour, toutes leurs aventures missionnaires, en termes d’activités accomplies, d’expériences joyeuses ou tristes dans le processus de conversion des païens à la nouvelle foi en Jésus-Christ et à la nouvelle civilisation. Bref, le Journal du missionnaire était un ensemble de récits ; le plus souvent exaltant l’héroïsme des missionnaires dans la conquête des âmes au Christ.

L’histoire de l’Eglise et celle de la mission en particulier doivent beaucoup à cette pratique. Il faut regretter qu’aujourd’hui, elle tend à disparaître, ce qui empêche parfois de connaître les belles aventures vécues par les ouvriers apostoliques en terre de missions. Cela peut être dû à l’incapacité des missionnaires d’aujourd’hui à s’émerveiller devant de nouvelles situations ; ou même à leur tendance à nier à l’activité missionnaire son côté romantique.

Or notre époque de « twitos » est friande de nouveautés et de petits récits extraordinaires. C’est pour cela, sans bercer dans une sorte de « narcissisme apostolique », il ne serait pas mal de redécouvrir cette pratique des Anciens : « le Journal du missionnaire » comme une de voies de l’animation missionnaire et d’attestation que la mission de l’Eglise n’est encore qu’à ses débuts (Redemptoris missio, n°1).Les pages qui suivent ne sont autre qu’un prototype du Journal missionnaire.

I. De la mission à la mission

Le 24 janvier, je me préparai à quitter l’archidiocèse de Bukavu (RDC), mon église d’origine pour rejoindre la Sierra Leone, ma nouvelle terre de mission. Et le père A. Trettel sx, un grand chantre de la missio ad gentes et ad extra me dit : « finalement tu pars dans ta première ‘vraie’ terre de mission ». Et ma réponse fut : « pas question, car la Sierra Leone sera ma quatrième terre de mission depuis mon ordination en 2010, selon l’itinéraire suivant : 2ans d’études et de mission en France, 1 an d’apprentissage d’anglais et de mission au Royaume Uni et 3 mois de mission dans la paroisse de Ngene à Kasongo/RDC  ». 

On peut s’imaginer la réaction du père Trettel. Pour lui qui a beaucoup écrit sur la missio ad agentes et ad extra, il était hors de question de penser la France et le Royaume Uni comme terre de mission ; et encore moins s’imaginer qu’on peut être en mission dans une paroisse de son pays d’origine, fut-elle comme celle de kasongo/ Ngene, où par exemple, le nombre de musulmans est le plus élevé de la RDC. Et pourtant, après un regard rétrospectif, je m’étais fermement convaincu que mon nouveau départ pour la Sierra Leone n’était que la suite d’un itinéraire de 4 ans allant toujours : de la mission à la mission.

Mon interlocuteur pouvait ou ne pas y croire, mais j’y croyais et j’y crois encore, simplement car je n’ai jamais oublié  les petites rencontres joyeuses et pleines d’humanité avec les gens de Nogent-sur-Marne en France, les amitiés nouées à la Catho de Paris (2011-2013), les gestes d’amitié reçus et donnés à l’école de langue anglaise de Finchley à Londres, les belles surprises de gens de saint Alfonsus à Glasgow et de Coatbridge en Ecosse (2013-2014), lorsqu’ils me virent, jeune missionnaire congolais partageant le même charisme missionnaire avec les confrères écossais, tous avancés en âge. Ma présence leur rappela ainsi que l’Eglise et la Congrégation des Missionnaires xavériens n’étaient pas en train de mourir, comme la situation du Royaume Uni pouvait leur laisser croire. N’est-ce pas là faire œuvre de mission, par une simple présence, en rappelant aux chrétiens issus de l’ancienne chrétienté que l’Eglise n’est pas l’Europe et que par conséquent, elle est toujours enrichie par la vitalité des Eglises sœurs d’Afrique et d’ailleurs. N’est-ce pas être en « mission » que de partager sa foi avec les autres, indépendamment de leur richesse ou leur pauvreté matérielle,  de la jeunesse ou de l’ancienneté de leur Eglise ?

On peut bien lire dans beaucoup d’écrits religieux que la « conception géographique de la mission », qui divisait le monde en terres chrétiennes et terres païennes à christianiser est déjà dépassée, mais l’imaginaire de certains honnêtes missionnaires porte encore les stigmates d’une telle vision. Cela ne les permet pas de saisir que dans un monde globalisé comme le nôtre, le départ missionnaire est aujourd’hui à penser comme un départ allant de la « mission à la mission » et que donc l’affirmation : « on est missionnaire partout » est présentement plus évidente qu’avant.

Cette affirmation, bien comprise, ne diminue en rien la dimension ad extra d’un charisme missionnaire comme celui des Missionnaires xavériens, comme certains ont parfois tendance à le croire. Au contraire, l’affirmation met en exergue le fait qu’être missionnaire ne signifie pas avant tout aller d’un lieu à un autre, mais bien, se découvrir témoin du Christ et de son Evangile, partout où on se trouve. Une telle découverte plus que diminuer le zèle missionnaire, au sens de la sortie vers les terres païennes, le renforce et le rend exigeant, car elle sollicite que le missionnaire  trouve constamment une réponse à cette question : comment puis-je « montrer » le Christ, ici et maintenant ?; un peu comme les Gentils venus à Jérusalem l’avaient exigé aux disciples Philippe et André (Jn 12, 21-23).

Lorsqu’on pense la mission comme « témoignage rendu au Christ mort et ressuscité », on a  du mal à comprendre la peur de certains missionnaires en face de l’affirmation : on est missionnaire partout. Et pourtant, une méditation sans a priori sur l’activité missionnaire de premières communautés chrétiennes (cf. Actes des apôtres) atteste bien que la diffusion de la foi chrétienne s’est faite, avant tout, non par un déplacement conquérant et prosélyte, mais grâce à la capacité de premiers chrétiens  à actualiser l’Evangile du Christ, par leur vie, n’importe où et dans n’importe quelle situation, quelle soit sociopolitique, culturelle ou humaine. 

De ce qui précède, réitérons l’affirmation selon laquelle, il n’est pas erroné de penser le départ missionnaire de la RDC en Sierra Leone comme un départ allant de la « mission à la mission ». Une telle affirmation est soutenue par la conviction que de nos jours, ce qui compte c’est moins le lieu où on est envoyé en mission, mais bien plus, la capacité à se réjouir parce qu’on est missionnaire et qu’on est disposé à partager la beauté de la foi au Christ et la joie que procure une telle foi, simplement car elle nous rend tous frères et sœurs, tous enfants d’un même Père et nous engage à œuvrer pour l’avènement du Règne de Dieu et nous pousse sans cesse à dire : Seigneur que ton Règne vienne.

II. Les gestes du vieux missionnaire de Fadugu-Diocèse de Makeni : Luigi Brioni

A peine arrivé en Sierra Leone, le 27 janvier 2014, le père Carlo di Sopra, supérieur régional, me proposa de visiter « les missions » tenues par les Xavériens. C’est une belle aventure, me dit-il, car elle te permet de contempler les exploits des prédécesseurs. Et au fait, le voyage de Makeni à Kabala en passant par Fadugu, me permet de voir des œuvres extraordinaires que des gens ordinaires ont accomplies depuis le 8 juillet 1950, date d’arrivée des premiers Xavériens en Sierra Leone : Augusto Azzolini, Serafino Calza, Camillo Olivani et Attilio Stefani. 

Le diocèse de Makeni occupe toute la partie Nord du pays. Cette vaste province doit tout ou presque tout aux Xavériens selon les annales que j’ai pu consulter. Ecoles, dispensaires, hôpitaux et beaucoup d’autres œuvres sociales ont été initiés par les missionnaires catholiques, pour le bien d’une population majoritairement musulmane. En termes de « christianisation », les exploits sont certes moins éclatants, lorsqu’on consulte les registres sacramentaires paroissiaux.

Mais si la mission est aussi à penser comme un service rendu à l’avènement du Règne de Dieu ; et que « l’humanisation » est la porte d’entrée essentielle à un tel service, il faut dire que les missionnaires xavériens méritent que les gens de Makeni leur construisent un monument. Et le monument ne manque pas. Il y a par exemple, la grande avenue de Makeni nommée : Azzolini Highway; entendez ici, le nom du premier évêque de Makeni. Il y a aussi l’avenue Stocco Road. Stocco est un frère qui a dédié sa vie à soigner les lépreux et à mettre sur place de structures sanitaires, encore visibles aujourd’hui. 

Dans ce périple missionnaire, deux faits m’ont donné à penser lorsque je suis arrivé à Fadugu. Fadugu est une paroisse dont le père fondateur est Tonny Seno, un xavérien italien. Il a tout bâti! Aujourd’hui, la communauté est formée par le père George, un mexicain et Luigi Brioni, italien, le plus vieux père du diocèse de Makeni.

a. Les élèves « peu instruits » du père Brioni

A notre arrivée à la mission de Fadugu, le 3/2 :2015, nous rencontrons le vieux père Brioni en train d’enseigner la « Culture générale » à une dizaine d’élèves. Le père fièrement me présente son premier groupe d’élèves et me signale qu’il a un autre groupe l’après-midi dans un village voisin. Et il me dit devant ses élèves: « Mon cher, ici le niveau d’instruction est très bas ». Ma première réaction face à une telle affirmation est de penser à tous ces catalogues « de choses qui ne marchent pas» qu’on écoute souvent dans les conversations de certains missionnaires lorsqu’on leur demande de décrire les lieux où ils travaillent. La tentation de ne voir que ce qui ne va pas dans un pays de mission est permanente de la part de missionnaires étrangers. Parfois, c’est même une commodité qui donne l’illusion que le travail missionnaire est un travail d’héroïsme, un service salutaire dans un chaos quotidien.

Au nom de l’Evangile qui exige de reconnaître le petit bon grain poussant dans l’immense ivraie (Mt 13, 24-29), il y a une invitation à la conversion en apprenant à scruter les petits signes du Royaume de Dieu à travers des situations sociopolitiques certes parfois pas aisées. Mais comme disciples du Christ, on n’a pas d’alternative, car il commande à ses disciples d’apprendre à découvrir le grain de la Parole de Dieu en train de pousser, même quand ces derniers sont endormis. Ils ne sont pas les maîtres de l’histoire. Celui qui fait pousse le petit grain, c’est Dieu lui-même, vrai Maître de l’histoire de chaque peuple. C’est cette conviction de foi qui doit commander tout optimisme missionnaire et qui doit guider toute description du lieu où les missionnaires travaillent.

Ce qu’il y a à admirer dans l’attitude du père Luigi Brioni, c’est surtout ce qu’il fait. Notre brave vieux père ne se contente pas de constater que le niveau d’instruction est très bas en Sierra Leone. Il constate et il agit dans le sens de relever un tel niveau. C’est pour cela qu’il se met, malgré son âge, à dispenser de petits cours à ces élèves dits « peu instruits ». Voilà, un bon exemple à imiter, me suis-je dit. Il ne suffit pas de dresser la liste de choses qui ne vont pas bien dans un pays, faut-il encore qu’on se mette à agir pour aider les gens de ce pays à avancer. Et l’action requise ici n’a rien d’extraordinaire. Il s’agit, à l’exemple du père Brioni, de donner un cours de vocabulaire française ou anglaise, une petite information en géographie ou en histoire…

Quelqu’un dira que c’est très peu. Mais aussi il faut se convaincre qu’à force d’attendre qu’on fasse plus, on en arrive à ne rien faire. Les autres diront que ce que fait le père Brioni ne correspond pas au charisme xavérien. Mais on peut rétorquer aux défenseurs du charisme pur : « faut-il alors rester les bras croisés en attendant les non-chrétiens à convertir alors qu’on a autour de soi des foules d’enfants abandonnés sans instruction au nom de l’intégrité du charisme ? Comment échapper à la tentation du prêtre de l’Evangile     (Lc 10, 31) en ce moment où l’Eglise est en train d’appeler chaque congrégation religieuse à redécouvrir la spécificité de son charisme? ». 

En tout cas, le Règne de Dieu n’advient pas avec de bonnes paroles et de belles idées. Le Christ n’a pas sauvé le monde avec de belles paroles. Il a agi. Il a donné sa vie. Une action bonne comme celle accomplie par le père Luigi Brioni en faveur de ces privilégiés de l’Evangile que sont les enfants, les marginalisés et les sans-espoirs de notre monde, vaut mieux qu’un chapelet de discours sur la mission. Il y a dans l’attitude de ce vieux missionnaire une grande sagesse à apprendre par les jeunes missionnaires, particulièrement en ce moment où le rapport entre vieux et jeunes missionnaires tend à se réduire à la question de conflits de « génération » et à la méfiance réciproque.

b. La Bible et le livre de l’histoire du pays

Notre vétéran missionnaire n’a pas fini de me suprendre. Lorsque j’arrive dans la chambre qu’il m’a préparée, je trouve poser sur la table, une bible et un récent livre sur l’histoire de la Sierra Leone. Ces objets me déconcertent, car j’avais plutôt pris avec moi : un livre écrit par un missionnaire : Fr. D. A. Nicoliello, A history of the Makeni diocese et un numéro de la revue missionnaire italienne Ad gentes portant sur : « I peccati della missione », n°2(2013).

En quittant Makeni, j’avais pensé qu’il était nécessaire pendant ma visite aux missions de lire l’histoire du diocèse, mais aussi de consulter quelques articles de la revue Ad Gentes, au sujet « des péchés de la mission » ; qu’il ne fallait pas que je commette dans l’avenir. Les objets que le père Luigi a mis à ma disposition m’obligent ainsi à élargir mes horizons. En me poussant à tenir ensemble la Bible, Parole de Dieu et l’histoire du pays, le vieux père me rappelait qu’un missionnaire n’est ni un touriste ni un simple agent humanitaire. Et que lorsqu’il veut s’instruire au sujet du pays, il doit le faire à la lumière de la Parole de Dieu. Il doit apprendre à tenir ensemble, les œuvres accomplies par les hommes du pays et déceler la présence de Dieu dans une telle histoire. Il doit s’efforcer de trouver un lien entre les deux et c’est cela qu’il doit écrire dans son cahier de notes.

En effet, l’histoire de la Sierra Leone mérite qu’elle soit lue avec les yeux de la foi, au risque de sombrer dans un pessimisme paralysant. Car, depuis l’arrivée de premiers esclaves affranchis (1787), ceux-là qui ont fondé Freetown (Libreville) jusqu’à nos jours, le pays a connu une histoire très troublée. Alors que depuis la fin de la guerre en 2002 et la première élection en 2007 du président Erest Bai Koroma, le pays avait commencé à se tirer des cendres de la guerre, de façon extraordinaire, le virus d’Ebola est venu encore semer la mort et la pagaille. Heureusement, les choses sont en voie de normalisation, surtout parce que la population a été sensibilisée sur les risques de la contamination et les moyens de prévention contre ce virus mortel.

En tout cas, même dans cette situation troublée, la lumière de la foi n’est pas éteinte. Un peu comme les spectateurs du « vendredi saint », il y a la tentation de rentrer chez soi en se frappant la poitrine (Lc 23, 48). Mais il y a surtout à percevoir pointer à l’horizon la joie du matin de pâques où le Christ sort vivant de son tombeau en vainquant la mort. Dans l’histoire de la Sierra Leone, les signes d’une telle espérance ne manquent. Je pense à cette solidarité internationale qui s’est créée autour des pays touchés par le virus Ebola et qui commence à porter de fruits. Il y a aussi la présence de beaucoup de missionnaires qui par leur simple présence partagent le sort du peuple sierra léonais. Il y a surtout la joie de vivre de ce peuple qui me laisse dire : oui, une belle page de l’histoire de la Sierra Leone est en train d’être écrite et le Dieu de Jésus-Christ attesté dans la Bible est à l’œuvre. Voilà ce que j’écris dans mon cahier de notes. Et mon Journal se poursuivra avec la visite de la mission de Kabala.